Château de Blois.

Le cardinal de Tournon, plus prompt à garantir sur le papier le soutien de la France qu’exact à le prodiguer dans les faits, avait laissé le duc de Clèves se battre seul contre les Impériaux dans tout le Cercle de Bourgogne1. Charles Quint en avait bien évidemment profité ; et s’assurant le renfort de sa sœur, Marie de Hongrie, il s’apprêtait à faire subir à l’héritier de la Gueldre une défaite sur tous les fronts.

Afin de calmer la colère de cet ami trompé, les Français avaient évoqué, en conseil, l’opportunité d’envoyer au malheureux duc cette épouse un peu forcée que son oncle avait instituée garante charnelle de l’alliance... Et Tournon, qui n’était plus à une vilenie près, soutint l’idée sans réserve.

Il avait donc fait venir Jeanne à Blois, où se trouvait la Cour, et lui avait expliqué qu’elle devait se préparer à partir pour l’Allemagne rejoindre son époux... Outrée de cette infamie supplémentaire, mais courageuse et confiante dans son étoile, la jeune infante avait relevé le menton ; elle ne pouvait plus prétexter ni de la santé, ni de l’âge. Elle demanda donc que l’on préparât ses bagages. Une semaine durant, c’est elle qui avait dû consoler la pauvre Aimée de Lafayette, effondrée à l’idée de voir sa future reine de Navarre s’empêtrer dans le destin brumeux d’une duchesse de Clèves...

Un beau matin, dès l’aube, la bonne Aimée surgit, tout agitée, dans la chambre de sa pupille.

— Madame, lui dit-elle avec la plus grande excitation, il semble que le Ciel ait entendu mes prières !

Jeanne s’étira dans l’obscurité bleutée de sa chambre. Elle bâillait.

— Quelles prières, Mimi ?

— Un messager est arrivé dans la nuit, porteur d’une nouvelle étonnante. Le conseil s’est déjà réuni pour en parler ; c’est Mme d’Étampes qui m’a fait prévenir.

— Quelle nouvelle ? Allez-vous me dire ?

— Pardon. Je ne sais pas par où commencer. Je suis tellement contente !

— Mimi !

— Voilà : votre « époux », le duc de Clèves, vient d’être mis à genoux par l’empereur. Il a capitulé. Tournon n’a pas su le soutenir à temps, et maintenant tout est perdu. C’est un changement complet de politique.

— Mon Dieu, faites qu’elle dise vrai !

— L’empereur, selon Mme d’Étampes, aurait exigé de votre « mari » qu’il renonce à son alliance avec nous, et qu’il accepte, dans chacun de ses États, un gouvernement impérial !

— Faites, faites qu’elle dise vrai !

— Oh, mon enfant, comme les choses se dénouent !

Jeanne sauta de son lit, et pendant qu’une femme de chambre lui passait une robe d’intérieur, commençait à fourbir ses armes.

— Ce qu’il nous faut d’abord, estima-t-elle, c’est gagner du temps. Je vais donc expliquer au cardinal que mes parents seuls pourront décider du sort à réserver au vaincu. Je veux dire : sur le plan conjugal.

Aimée de Lafayette hochait fébrilement la tête, lèvres serrées. L’infante la prit dans ses bras.

— Je crois que les États de Béarn seront bientôt contents. Allez donc, Mimi, allez voir s’il est possible d’en apprendre davantage. J’ai grand hâte de savoir quelle tête peut bien faire ce méchant prélat qui m’a mariée de force.

Elles riaient toutes deux comme des pensionnaires. Aimée s’apprêtait à sortir ; elle revint sur ses pas.

— Le plus dur, dit-elle, c’est de cacher sa joie. Car toute la Cour est consternée !

Elle rit de plus belle en sortant.

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Si le roi, sa sœur et, bien entendu, sa nièce, étaient d’accord pour remettre en cause un mariage devenu inutile, pour ne pas dire dangereux, le duc de Clèves, évidemment, ne l’entendait pas de cette oreille. Vaincu et défait en partie par la faute de son allié français, il entendait bien, tout au moins, faire valoir dans l’avenir son statut – chèrement acquis – de neveu par alliance du roi de France.

Dès novembre, se présentèrent donc à la Cour les ambassadeurs de Sa Grâce, fraîchement accueillis en vérité – si ce n’est par un cardinal de Tournon clairement dépassé par les événements. Ces envoyés allemands n’avaient qu’une mission, mais elle était aussi limpide qu’importante : prendre en charge la « duchesse de Clèves », et la ramener au plus vite à son époux légitime.

Jeanne d’Albret les reçut debout, dans une antichambre et non dans son cabinet, fichée, de part et d’autre, de ses deux anges gardiens : Aimée de Lafayette et le vicomte de Lavedan. La veille, elle avait passé la journée à peaufiner la lettre qu’elle destinait à son mari et qui, sans même attendre le courrier des souverains de Navarre, lui opposerait une fin de non-recevoir. Le conseil avait été mis dans la confidence ; et le roi n’avait pas bronché. Forte de cet assentiment muet de son oncle, la jeune infante – la « duchesse » comme l’appelaient ses nouveaux sujets – s’offrit la joie d’une audience assez théâtrale.

Elle avait eu l’intelligence d’y convoquer le nonce apostolique.

M. de Drimborn, qui menait la délégation, s’inclina profondément devant Jeanne, et lui remit une lettre de son mari, qu’elle transmit aussitôt, sans l’ouvrir, à Lavedan. Puis elle tendit, de son côté, sa missive au diplomate. Elle y redisait en substance qu’ayant été mariée contre son gré, sous contrainte morale et physique, elle considérait le mariage comme nul, et refusait de répondre à l’appel du duc de Clèves. « Quand il sera question d’en dire la vérité, et que je serai devant ceux qui doivent connaître de ces matières, j’en répondrai », concluait-elle.

Les ambassadeurs, visiblement très embarrassés, voulurent commencer d’argumenter. Jeanne leur coupa brutalement la parole.

— Vous remettrez ceci à mon mari, déclara-t-elle.

Et d’un geste emphatique, elle désigna, dans son écrin, l’anneau des épousailles. Les Allemands, comme s’ils venaient d’entrevoir le Mal, se récrièrent aussitôt. M. de Drimborn, dans un français soudain plus qu’approximatif, expliqua qu’il avait toute licence de se charger de la lettre, mais aucune d’accepter la bague.

— Cela n’est pas prévu, répétait-il, furieux.

— Moi, je l’avais prévu, infirma la jeune femme. Maintenant, écoutez bien, messieurs ! Si seul le duc de Clèves peut entendre ce que j’ai à lui dire, mettez-vous à sa place, ouvrez grand vos ouïes, et vous lui répéterez ce que je lui déclare par votre intermédiaire : « je souhaite, monsieur le duc, ne rien conserver de vous, puisque je ne veux même pas de votre personne ! »

Les envoyés étaient au bord de l’apoplexie. À la façon dont le plus vieux se tenait le flanc, on pouvait même imaginer qu’il allait passer.

— Je ne veux point de sa personne ! martela Jeanne. Dites-le-lui bien, je vous prie, de ma part. Sur ce, messieurs, adieu !

Jeanne fit volte-face, ne salua, prestement, que le nonce, et disparut dans ses appartements, laissant M. de Drimborn et sa suite plus effondrés, peut-être, qu’au soir de la capitulation de leur maître.

Les Fils de France
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