Lyon, chez la duchesse d’Étampes.

— J’adore votre nouvel ami !

Anne de Pisseleu avait retenu la main de Sébastien, au moment où il emplissait de vin d’Arbois la coupe qu’elle venait de lui désigner.

— Simon est gentilhomme, approuva-t-il, et de surcroît bon écuyer.

— Savez-vous s’il monte plus volontiers les juments ou les étalons ?

Le regard de la belle, effronté, indécent même, n’effaroucha en rien le comte.

— Que ne lui posez-vous la question ?

— Les mots, à ce sujet, ne valent pas les actes.

Le Ferrarais sourit à belles dents : décidément, la liberté de cette femme ne connaissait aucune limite.

— En ce cas, je suis volontaire, lui glissa-t-il en vaquant aussitôt vers d’autres horizons.

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Au lever de table, une escouade de nains et de fous, tous en tenue sylvestre, apporta de grands rinçoirs d’émail, du genre hispano-mauresque, ornés de toute une faune aquatique représentée au naturel. Mais on avait poussé, ici, le raffinement, jusqu’à mêler de vrais petits poissons et des tritons et des salamandres, tous vivants, à ceux figurés sur le fond des cuvettes. Les invités s’extasièrent, mais pas le dauphin qui, surpris peut-être, ou bien saisi par un de ses dégoûts, trouva cela « proprement répugnant ».

À dix-huit ans tout juste, François faisait figure, même pour ses familiers, du plus mystérieux des princes. Ses années de captivité en Espagne ne semblaient avoir eu, sur lui, le même impact que sur Henri ; en vérité, il en restait marqué davantage. Aimable en public, souvent souriant, portant beau comme son père et, comme lui, aimant à plaisanter, il dissimulait en réalité une nature fort secrète, pour ne pas dire insondable. Ses goûts et dégoûts, ses foucades et ses répulsions, ses accès soudains de morbidité, escamotés trop vite sous les dehors policés d’un caractère affreusement faible, en faisaient un être inquiétant, au final, et sur qui le roi – obstiné à ne voir en son fils aîné qu’une sorte d’écho estompé de sa propre jeunesse – se faisait une foule d’idées bien fausses.

Le prince était sur le départ. Aussi, dès que la petite bande eut achevé la première série de voltes et de gaillardes, selon une mode venue de l’Italie si proche, fit-il rassembler sa garde rapprochée.

— Madame, veuillez trouver bon que je me retire, déclara-t-il un peu sèchement à la duchesse, navrée que ses petits poissons n’aient pas rencontré de succès.

— Monseigneur, je m’en voudrais de vous avoir heurté...

— Nullement, bien au contraire. Mais ces parties de paume m’épuisent plus que je ne saurais dire.

— Alors je forme le vœu que la nuit vous soit douce, et réparatrice.

Simon, apercevant le dauphin qui s’éclipsait si vite, chercha des yeux son Montecucculi. Le trouvant insouciant, perdu dans une conversation fantasque avec Melle des Colliers, il se replongea lui-même avec joie dans sa partie de flux3. Il y était encore une demi-heure plus tard quand la maîtresse des lieux, prenant la place d’un joueur, se retrouva face à lui.

— Vous amusez-vous bien ?

— Duchesse, c’est un enchantement...

— Ce n’est pas chez la Vieille que l’on s’amuse ainsi... Mais, dites-moi : ne dansez-vous jamais ?

Simon ne pouvait se dérober.

— Si vous me faites la grâce...

— Si fait, si fait.

Ils partagèrent deux ou trois voltes, toujours plus physiques, chaque fois moins réservées... À la fin, la duchesse se laissa choir, exténuée mais ravie, sur un gros coffre de mariage.

— Ceci n’est plus un salon, dit-elle, c’est un lupanar.

Simon avait remarqué, en effet, que l’heure aidant, les couples se faisaient et batifolaient... Anne de Pisseleu passa un bras audacieux autour du cou de l’écuyer.

Sebastiano mio ! héla-t-elle.

Montecucculi apparut, comme un génie surgi de la lampe. La duchesse lui appliqua son poing sur le ventre.

— Vous avez trop bu, dit-elle au comte. Ah ! Que diriez-vous, mes beaux sires, d’abandonner ces gens à leurs turpitudes ?

Elle entraîna ses nouveaux amis vers sa chambre, juste éclairée de quelques bougies aux fumées suaves, ambrées. L’huis se ferma derrière eux, comme dans un conte, et tous les trois se virent entourés de tentures extraordinaires, représentant une forêt de rêve, tellement accueillante... La favorite et l’échanson, embellis encore par un début d’ivresse, se dévêtirent en un rien de temps, comme des gens habitués. Le « chevalier » les imita, un peu moins adroitement peut-être. Puis tous trois se roulèrent comme des collégiens dans les édredons de satin cramoisi.

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Simon n’était pas un grand amoureux. À trente ans, on ne lui connaissait nulle affaire sérieuse, nulle romance légère. Ses ébats, assez rares en fin de compte, s’étaient résumés, le plus souvent, à des étreintes rapides, sans lendemain ni vrai bonheur, avec des filles faciles plus ou moins – pour ne pas dire appointées. Et voilà que, pour la première fois depuis longtemps, il était malgré lui submergé de désir et d’émotion. Pendant de longues, de fabuleuses minutes, il se laissa choyer, peloter, titiller, il se laissa emporter par l’amante et l’amant réunis. De temps à autre, une ombre de gêne le ramenait pourtant sur terre.

— Je vais vous laisser, disait-il, comme repris par ses démons.

Mais à chaque fois un bras de Sébastien, une jambe d’Anne, le pied d’un elfe, les doigts d’une fée, le retenaient ; elle de la pointe de ses seins, lui du bout de son sexe, savaient effleurer le novice avec assez de précision pour le tétaniser. Alors, sur les notes d’un hautbois qui – comme dans un songe – paraissaient tomber des frondaisons de laine, il fit la connaissance de cette nymphe, se repaissant de ses splendeurs offertes sans limite. Puis c’est elle qui, prenant le dessus, le poussa dans les bras du faune où il s’abandonna comme il n’aurait pas cru possible de s’abandonner jamais. Le corps de Sébastien, puissant et doux à la fois, lui apparut – l’espace d’un moment – comme le sommet parfait de la Création.

— Il a trouvé sa monture, chuchota la belle à l’oreille du Ferrarais.

— Je crois, oui.

Sans regret, et même avec une sorte de gourmandise, elle observa de tout près le baiser frénétique des deux garçons jouant avec leurs langues, sublima leurs caresses, épousa leurs ébats remuants, partagea leur accouplement, leur lutte aussi virile, mais tellement plus tendre, que celle de la Salamandre...

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Le silence s’était fait dans l’appartement : les derniers convives avaient dû s’égailler. Tous trois, en harmonie, contemplaient leurs ébats dans un miroir fort indiscret, quand la jeune Melle des Colliers, la voix blanche d’angoisse, cassa le charme en faisant irruption dans la chambre.

— Le roi, madame, voici le roi !

— Le roi ?

Le comte réagit aussi prestement que la duchesse, et cramponnant Simon par les cheveux, l’attira près de lui par terre, et de là, sous le lit. La favorite, avec la complicité experte de sa confidente, se glissait pendant ce temps dans un lit retapé à la hâte, assez vite pour donner le change. Déjà le pas martial du roi de France résonnait sur le plancher.

— Comme vous voyez, je vais mieux, déclara François d’une voix pâteuse, sonore, trahissant chez lui un excès de boisson. Boulin, aide-moi donc !

Terrés en leur vile cachette, les deux pendards étaient tout dégrisés. Ils comprirent qu’un valet de chambre aidait le monarque à se préparer pour la nuit.

— Vous me réveillez, sire, feignit la duchesse d’Étampes. Mon bal s’est fini tôt.

— Je vois cela... Tout le monde vous aura donc abandonnée ?

— Le dauphin était fatigué ; d’ailleurs, nous le sommes tous.

Le souverain grommela. Puis il émit un petit cri douloureux.

— Aïe ! Je vais mieux, mais ce n’est pas guéri.

Sous le sommier, les deux intrus échangèrent une grimace. Ils plaignirent sincèrement leur belle partenaire lorsque, afin surtout de les protéger, ils l’entendirent se sacrifier avec un entrain digne d’Iphigénie... Mais leur sollicitude n’alla pas jusqu’à l’abstinence ; et tandis qu’Anne expiait là-haut pour eux trois, ils achevèrent ici-bas – dans le silence – ce qu’ils avaient si ardemment commencé.

1- Voir La Régente noire.

2- En quelque sorte un « trône-à-porteurs », conférant de la solennité aux apparitions publiques du souverain pontife.

3- Il s’agit d’un jeu de cartes.

Les Fils de France
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