Blois.

Bien que guérie, la petite Jeanne d’Albret était encore faible quand sa mère, par une journée lumineuse, fit irruption dans sa chambre, au château de Blois. L’enfant, transportée de joie, n’en bondit pas moins dans les bras de Marguerite, qui profita de son bonheur jusqu’à le trouver douloureux.

— Que vous êtes grandie ! lui dit-elle. Serait-ce la fièvre qui vous a fait pousser ainsi ?

La reine de Navarre n’était restée que quelques semaines loin de son enfant ; mais pour la première fois – ses angoisses récentes en étaient la cause – il lui semblait que leur séparation avait duré des mois.

— Son absence m’a coûté, reconnut-elle.

— Ce fut long pour la petite aussi, répondit la gouvernante. Vous lui avez manqué plus que de coutume.

Aimée de Lafayette, veuve du bailli de Caen, avait élevé Jeanne, près d’Alençon, dans son château de Longray. C’était une nature chaleureuse, pleine de bonté, de rondeurs ; Marguerite, en lui confiant sa fille juste née, s’était dit qu’elle serait pour l’enfant tout ce qu’elle-même, prisonnière de ses devoirs royaux, ne pourrait jamais être.

— La petite n’accepte pas ce départ pour la Touraine, murmura Aimée à l’oreille de Marguerite. Je suis sûre que c’est ce qui l’a rendue malade !

— Je l’y accompagnerai moi-même, proposa donc la reine.

Car François Ier avait décidé d’envoyer sa nièce en Touraine. Le roi, informé de certains projets secrets entre son beau-frère, le roi de Navarre, et l’empereur – projets visant à marier Jeanne à un prince impérial –, voulait s’assurer que l’on n’essaierait pas de soustraire sa nièce à la seule autorité qu’il admît pour elle : la sienne. Et c’est pour s’assurer, en quelque sorte, de la personne de la petite infante qu’il l’assignait au Plessis-lez-Tours, l’ancien manoir tourangeau du roi Louis XI. On avait, dans son entourage, contesté ce choix ; Henri d’Albret, puis Marguerite elle-même, contrariés dans leurs ambitions, avaient vivement protesté... En vain.

Puisque la décision royale semblait irrévocable, la mère avait choisi de parer ce funeste voyage des couleurs les plus gaies, les plus libres possible en apparence.

— Que diriez-vous, ma chère petite, de descendre la Loire ensemble, sur le vaisseau du roi ?

— Avec Bure ? demanda la fillette.

Bure était sa chienne barbette, aussi malicieuse qu’elle-même... Et c’est ainsi qu’embarquèrent, par un matin plein de rosée, l’infante de Navarre et sa ménagerie : Bure, mais aussi l’écureuil brun-roux et le perroquet vert –« tout vert comme un bouquet de marjolaine » selon les mots de Marot. Suivaient la petite folle de Jeanne, l’écuyer de service – M. de Coisay – et deux demoiselles d’honneur, son aumônier faisant office de précepteur, M. Bourdon, sa gouvernante, et puis sa mère et puis la suite de sa mère...

— Toute une arche de Noé ! s’enthousiasmait Aimée, en vantant la richesse et le confort des aménagements.

Car la barge royale, avec sa proue sculptée, ses lisses cirées, sa population d’étendards et de bannières, mais aussi les décors de stuc et de boiseries de ses chambres, possédait des commodités étonnantes.

— Maman ! s’extasia la petite Jeanne ; il y a même du feu dans la cheminée !

Par cette saison, c’était de fait un raffinement appréciable – et pas seulement pour le perroquet...

— Les cheminées ne nous préserveront pas du roulis ! frémit tout haut Mme de Lafayette.

— Eh bien, demandez à M. de Coisay comment on l’apprivoise, lui conseilla la souveraine.

— Et qu’en sait-il, M. de Coisay ?

— Il a traversé l’océan dans les deux sens, aux côtés de ce M. Cartier !

C’était une raison suffisante.

L’hiver, au reste, était magnifique et le fleuve, alors en crue, offrit aux passagers, sous un soleil constant, ses rivages sablonneux, paresseux, d’une grâce partout renouvelée. Marguerite s’amusait à voir sa fille courir au bastingage à l’annonce du moindre château : Chaumont, si fier, dominant de haut l’alignement des petites maisons serrées à son pied ; Amboise, fleuron des résidences royales du Val de Loire ; ou bien encore La Bourdaisière, tout neuf alors, et qui enrichissait Montlouis de sa splendeur un peu forcée...

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Pendant des heures et des heures de nonchalant cabotage, la sœur du roi et ses amis rimaient.

— Vous devriez écrire à votre cousine, avait proposé Marguerite à sa fille. Elle doit s’ennuyer, à Fontainebleau, toute seule.

— Quelle bonne idée ! approuva la petite. Monsieur Marot, m’aiderez-vous ?

Le poète, ainsi élu, s’institua donc le secrétaire de la jeune infante. Idée de Marguerite : il traduirait en vers les idées qui venaient, en prose, à l’enfant.

— Par quoi commencerons-nous, princesse ?

— Eh bien... Pouvez-vous dire à ma cousine Marguerite combien j’ai pu être heureuse de retrouver la reine, ma mère ?

— Essayons ! Voyons...

Pour commencer donc à rimer,

Vous pouvez, Madame, estimer

Quelle joie à la fille advenait...

La petite infante, aux anges, n’en croyait pas ses oreilles...

Quelle joie à la fille advenait,

Sachant que la mère venait,

Et quelle joie est advenue

À toutes deux, à sa venue !

— Bravo ! lança Jeanne en riant et en battant des mains.

Marguerite aussi riait ; et Aimée ; et même la petite chienne Bure qui se mit à japper furieusement.

Pendant que Jeanne apprenait ainsi à rimer, sa mère assaillait Coisay de questions sur sa traversée, M. Cartier, les Indes occidentales, les gentils sauvages, le royaume de Saguenay et ses prétendus trésors...

— Dites-nous, monsieur, dites, dites...

— Je vous aurai tout dit, madame, quand je vous aurai révélé que ces terres, que tout le monde nomme indiennes, sont aussi différentes du reste des Indes qu’on puisse l’être.

Et l’écuyer, devenu grand explorateur, de décrire, avec force détails les bisons, les rennes, les loutres, les tortues, les grands vols d’oies...

— Il n’y a donc que des bêtes, en votre pays ? demanda la petite infante dont les oreilles avaient traîné.

— Non, rectifia Coisay. Il y a aussi des humains très étranges, qui se partagent de grandes maisons et possèdent une herbe qu’ils placent dans un cornet, avec un charbon dessus, pour en aspirer la fumée ; et tellement qu’elle leur ressort par le nez comme la fumée de cette cheminée-ci ! expliqua le gentilhomme.

L’enfant demeura coite un moment.

— Voilà un usage que personne ne leur enviera ! conclut-elle.

Pendant des heures, Gautier de Coisay raconta son expédition : la baie de Saint-Laurent et l’île de l’Assomption, avec ses ours immenses, friands de saumon ; le grand fleuve « qui va si loin que personne n’est jamais allé au bout » ; les deux grands royaumes de la côte Nord, appelés Canada et Saguenay par Domagaya ; et puis l’île d’Orléans à l’embouchure de la rivière Sainte-Croix...

— Vous l’avez baptisée Orléans en hommage à notre jeune prince Henri ? demanda la reine de Navarre.

— Oui, madame. À cette époque, il n’était pas encore le dauphin.

Marguerite se signa, et tout le monde, à bord, l’imita. Le grand voyageur parla aussi du Mont-Royal et de la petite ville d’Hochelaga, bâtie à son pied : une cité toute ronde avec une cinquantaine de grandes maisons que se partagent les familles d’indigènes.

— Est-il vrai, demanda Aimée de Lafayette, que vous soyez tombés malades ?

— Moi pas. Mais en effet, presque tout l’équipage a subi les ravages du scorbut. Nous étions vingt, à peine, à y échapper.

— Il y a eu des morts ?

— En nombre ! Un quart d’entre nous y est passé. Or, jusqu’au 15 avril, la terre de ces contrées est tellement gelée que nous ne pouvions donner de sépulture à nos compagnons ; nous devions nous contenter de recouvrir les corps d’un peu de neige... Heureusement, les Indiens possèdent contre ce mal un souverain remède : la décoction des feuilles d’un arbre appelé « anneda », qui a remis sur pied le gros des équipages.

Quand Gautier évoqua la croix, haute de trente-cinq pieds2, plantée par Jacques Cartier en l’honneur du roi François Ier, Marguerite qui, jusqu’ici, avait écouté ses histoires avec un sourire détaché, ne put cacher son émotion.

— C’est ce qu’il y a de beau dans ce voyage, conclut-elle.

Les Fils de France
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