Lyon, place de Grenette.

C’est de la plus honteuse façon – traîné sur la claie à travers une foule qui le couvrait d’insultes – que le comte de Montecucculi gagna les lieux de son supplice. Livré par les geôliers de Roanne aux mains de l’exécuteur et de ses aides, il fut vivement détaché, soulevé par les aisselles et hissé vers l’estrade sous les cris haineux du public. Les bourreaux, équipés de tabliers de cuir, l’agenouillèrent en direction de la tribune royale et, de lui-même – réflexe ou crânerie dérisoire – il s’inclina piteusement devant la Cour.

La famille royale, encore endeuillée, était moins convaincue que le peuple de la culpabilité du Ferrarais. Si l’empoisonnement paraissait possible, il n’avait pas été prouvé ; et la rétractation du coupable donnait des arguments à ceux qui, dans l’entourage des Fils de France, avaient trop aimé l’échanson pour accepter cette vérité officielle. Le roi, seul, semblait pénétré de la justice de son arrêt – mais n’était-ce pas le moins qu’on pût attendre de sa suprême autorité ? Tout de noir vêtu, le monarque siégeait, impénétrable, au premier rang de la tribune, entre sa sœur Marguerite et son épouse Éléonore. Le petit crachin qui s’était mis à tomber leur mouillait le visage, ce qui pouvait donner le sentiment qu’ils pleuraient.

Déjà les bourreaux dénudaient le condamné, le couchaient sur le banc et, dans un silence de mort, l’enchaînaient par l’abdomen. Sans se presser, les hommes de l’art lui fixèrent des sangles aux poignets, aux coudes et près des épaules ; aux chevilles, aux genoux et sur le haut des cuisses. Durant ces longs préparatifs, Sébastien redressait de temps à autre la tête, afin d’observer le travail des aides sur ses membres déjà gourds ; puis il la laissait retomber en poussant des soupirs déchirants, pleins de terreur et de résignation mêlées. Deux prêtres, penchés à ses côtés, lui donnèrent plusieurs fois le crucifix à baiser. À la fin les bourreaux, voulant éprouver la solidité des attaches, tirèrent à deux sur chaque sangle ; le patient gémit de douleur... Ce n’était rien encore.

Simon, jusqu’au dernier moment, avait voulu se persuader qu’un coup de théâtre viendrait, tôt ou tard, sauver son ami. Il avait joué des coudes pour approcher le plus possible de l’estrade, et n’avait admis l’horreur de la situation qu’en voyant Sébastien, inerte dans ses liens, recevoir l’extrême-onction. Alors une révolte intime s’empara de l’écuyer, qui se sentit seul comme jamais, et tellement impuissant. Se hissant sur la pointe des pieds, il tentait d’apercevoir, dans la tribune, la grande sénéchale, le nouveau dauphin, la belle Anne elle-même. Tous portaient un deuil de façade, qui paraissait celui du Ferrarais lui-même.

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Sur l’échafaud, les atrocités commençaient. Tandis qu’on brûlait au feu de soufre les prétendues potions incriminées, l’exécuteur se saisit de longues pinces et, les portant vers la poitrine du condamné, lui fit aux mamelons de larges entailles, dans lesquelles un aide versait de la poix en fusion. Cette opération fut répétée sur le haut des bras et l’intérieur des cuisses, arrachant au jeune homme autant de plaintes affreuses.

Une certaine fébrilité régnait à présent sur l’estrade. Aux premiers cris, les prêtres avaient tressailli ; le plus courageux revint auprès du supplicié.

— Songez aux tourments de Jésus, mon fils. Le royaume des Cieux n’est plus loin...

— Mon père, écoutez-moi : je n’ai rien fait ! Ce n’était pas moi...

Le prêtre essuya, de sa manche, le visage du Ferrarais.

— Courage, mon enfant, courage ! Tout sera bientôt fini.

Dans la tribune, la reine de Navarre s’était levée. Blanche, guindée, elle se frayait tant bien que mal un chemin vers l’issue, sous le regard courroucé de son frère qui, dans un tel moment, souffrait d’un tel désaveu. Plusieurs dames profitèrent de l’aubaine, et s’engouffrant dans le sillage de la haute princesse, la bénirent de son initiative.

Tandis qu’on attachait les sangles aux huit chevaux, harnachés deux par deux, le condamné, sous l’effet de la panique, fut pris de spasmes et de tremblements. On le vit se redresser et se débattre – sursauts pathétiques et qui n’émurent pas les bourreaux.

Simon de Coisay secouait la tête, dévoré par une insoutenable angoisse. Jamais encore, dans une vie pourtant dure et chargée de moments pénibles, jamais il ne s’était senti aussi mal. Et sans prétendre partager un centième des souffrances infligées à son ami – à son amant – du moins il entendait prendre pleinement sa part, jusqu’à en perdre la raison, de la chose innommable qu’il allait subir. Ce jour-là, sur ce marché poisseux, sous ce ciel de laideur, au sein de cette foule abjecte, l’écuyer picard se jura que jamais – jamais plus une seule fois – il ne se ferait complice de la bassesse des grands.

Des valets fouettèrent les chevaux, et ces masses de muscles se mirent à tirer en croix sur le garçon dont les ligaments, et les os même, craquaient ; Sébastien poussait au ciel des cris abominables – de hurlements de bête, qui glacèrent le public.

— Dieu, suppliait-il entre deux tiraillements, délivrez-moi ! Que je meure, vite !

Les chevaux peinaient à la tâche. Leurs sabots ferrés glissant sur le pavé humide, ils échouaient, malgré leur puissance, à arracher les maudits bras, les maudites jambes de l’Italien. De sorte qu’après bien des efforts, tous vains, l’exécuteur dut se résoudre à seconder leur travail. Mais il lui fallait recourir, pour ce faire, à ses couteaux de boucher...

L’assistance, révulsée, commençait à gronder. Beaucoup pestaient contre cette sauvagerie, certains s’évanouirent. Sur la tribune, le roi s’efforçait à grand-peine de ne pas détourner le regard, mais son entourage n’eut pas la même constance. Les jeunes princes, notamment, paupières closes, et qui s’étaient depuis longtemps bouché les oreilles, émirent de sourdes réprobations.

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Quand enfin, aidés par le bourreau, les chevaux eurent emporté, presque ensemble, les quatre masses sanguinolentes, la foule – un temps sonnée – revint à son exécration première. On vit des fanatiques enfoncer le guet, envahir l’estrade, se jeter sur le tronc du mourant et l’achever dans un débordement de cruauté indicible.

Marchant à contre-courant, Simon ne vit pas les ultimes outrages infligés à son ami ; il ne vit pas ses viscères distribués aux furieux, ni cette tête devenue ballon pour des enfants inconscients et barbares... L’écuyer s’éloignait à toute force de la place rougie du sang du comte ; il marcha longtemps comme un automate, courut même en direction du fleuve et quand, enfin, il fut à peu près seul sur un quai dégagé, s’effondra de tout son poids et vomit, vomit à en perdre l’âme.

1- Le poète italien Ludovico Ariosto, dit l’Arioste, était mort trois ans plus tôt, après avoir remanié son célèbre Roland furieux – Orlando furioso.

2- Grand trou cylindrique, généralement maçonné et couvert d’une voûte, dans lequel on conservait toute l’année de la glace et de la neige recueillies pendant l’hiver.

3- C’est la dernière des forteresses où Charles Quint les avait détenus, en tant qu’otages. Voir La Régente noire.

4- On ignorait encore largement, à l’époque, la distinction entre les côtes orientales de l’Asie et le continent américain.

Les Fils de France
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