Château de Fontainebleau.

Le cortège impérial atteignit Fontainebleau peu de jours avant la Noël. Charles Quint, toujours en deuil, et montant un cheval noir harnaché de sombre, chevauchait dans la compagnie des Fils de France. À l’approche de cette énième halte royale, surgit des fourrés une troupe de musiciens et de danseuses travestis en dieux et déesses du bocage. Les gardes espagnols, surpris, tirèrent l’épée, et furent un moment avant que le connétable ne les eût rassurés tout à fait : l’animation faisait partie des réjouissances offertes par le roi de France...

L’empereur, soupirant, échangea un regard entendu avec le duc de Najara : toutes ces surprises, censées l’amuser, l’exaspéraient en fait au plus haut point. Et ce n’était, assurément, qu’un début... De fait, à peine eut-on entamé la chaussée conduisant à la porte d’Orée – tellement inspirée du palais d’Urbino – que des musiciens prirent le relais pour un concert champêtre balayé, dès l’entrée de la cour du Donjon, par le roulement des tambours et la sonnerie de grandes trompes. Fastes. Splendeurs. Encore et encore...

— Vous êtes le seul souverain de ces lieux ! lança, magnifique, le roi François en accueillant son invité dans la superbe galerie de l’étage, achevée juste à temps par Le Rosso et son atelier.

Plus que les boiseries étourdissantes et les stucs richissimes, ce sont les belles fresques ornant les lieux qui plurent à Charles Quint. Elles lui arrachèrent même des cris d’admiration qui, pour une fois, n’étaient pas forcés. L’empereur voulut s’attarder devant plusieurs compositions et, notamment devant celle figurant l’éducation d’Achille par Chiron. L’on reconnaissait sans peine le dauphin Henri sous les traits du disciple, et derrière ceux du maître, à peine changé, le visage immuable et large du connétable.

— C’est bien vous, là ? fit mine d’interroger l’empereur.

Montmorency avait dû préparer sa repartie.

— Le haut seulement, sourit-il.

Car Chiron était un centaure ! L’empereur passa outre ; il ne s’attarda pas sur les captifs de plâtre, enchaînés de part et d’autre de la fresque – allusion transparente aux victoires encore fraîches du roi de France sur son adversaire éternel...

— Mon cousin, compatit François, la route a dû vous épuiser ; laissez-moi vous conduire jusqu’à vos quartiers.

Car en dépit du peu de temps dont avaient disposé ses architectes, François avait fait aménager pour Charles un pavillon entier, dans l’angle de la cour de la Fontaine. L’aigle impériale des Habsbourg, noire sur fond d’or, flanquée de la devise impériale : « Plus qu’oultre », sommait l’entrée monumentale d’appartements de grand confort, chauffés – attention plus que délicate – par toute une population de poêles de faïence à la mode allemande ; d’où ce nom qui devait rester de « pavillon des Poêles ».

Charles Quint, toujours transi de froid, se précipita vers le plus proche d’entre eux et se frotta les mains à cette bonne chaleur. Les traits de son visage ingrat, prognathe, se détendirent enfin.

— Votre hospitalité ne connaît point de limites, reconnut-il à son hôte.

— Mon seul souci est de vous plaire, admit François.

— En quoi vous réussissez à merveille !

L’empereur Charles – après encore quelques présentations et des propos aimables, diplomatiques, attendus, répétés – put enfin jouir d’un peu de repos, retiré dans sa chambre avec quelques intimes. Il scruta en silence la soie cramoisie des cimaises, les aigrettes au sommet du baldaquin, la pyramide de fruits confits sur la table d’argent, et les bannières brodées et rebrodées... Il envisageait avec soulagement de sacrifier à une sieste réparatrice ; mais s’approchant du lit, ce fut pour constater que ces Français impénitents, ostentatoires, avaient été jusqu’à coudre des perles vraies et des pierreries sur le ciel de lit et la courtepointe de drap d’or !

— Voyez cela, dit-il aux seigneurs espagnols qui l’accompagnaient. N’est-ce pas dément ?

Ils partirent ensemble d’un bon rire libérateur – rire de défense contre une volonté si déplacée de les éblouir par tous les moyens.

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À l’issue de la messe de minuit, divinement chantée par la Chapelle royale, un banquet digne du Messie fut servi dans la galerie nouvelle. L’empereur était assis entre sa sœur, la reine Éléonore, épouse légitime du roi de France et... la duchesse d’Étampes, maîtresse officielle et déclarée ! Le souverain Très Catholique, de surcroît veuf inconsolable, trouvait in petto cette situation aberrante ; mais il n’en montra rien et, souriant même à la belle, alla jusqu’à en rajouter dans la prévenance à son égard. C’est alors que survint un de ces petits épisodes que la chronique, friande d’images fortes, s’empresse de consigner pour les livrer à la postérité.

Des laquais en grande tenue présentaient, au début du festin, de vastes bassins de vermeil, fort travaillés et remplis d’eau parfumée pour les mains des convives. L’empereur, par précaution, retira l’énorme bague qu’il portait et, au moment de la repasser à son doigt, la laissa – peut-être de volonté délibérée – glisser dans la serviette de lin brodé que lui tendait, en personne, la duchesse d’Étampes. La jeune femme, habilement, se saisit du joyau avant qu’il ne tombât au sol et, dans un ravissant sourire, le rendit à son propriétaire.

— Oh non, dit Charles à mi-voix.

On le vit s’approcher de la favorite, pour lui parler tout bas.

— Gardez-la, dit-il, je vous en conjure ! Elle sera trop heureuse d’orner une si jolie main.

Sur quoi la duchesse, sans trop se faire prier, mit la bague à son doigt et, peu discrète, la montra au roi aussitôt. Celui-ci remercia l’empereur, et d’autant plus vivement qu’il regardait comme une grâce personnelle, la moindre gentillesse adressée à sa tendre amie.

Un peu plus tard dans le cours du banquet, François Ier – qui pourtant avait promis à Montmorency de n’aborder, de tout le séjour, aucune question territoriale avec son hôte – s’autorisa, le vin aidant peut-être, une légère entorse.

— Mon cousin, dit-il en désignant Anne, cette dame me supplie d’évoquer avec Votre Majesté la question, certes préoccupante pour un père, du devenir d’un autre Charles...

Le plus jeune fils du roi se prénommait Charles, en effet ; il était désormais duc d’Orléans.

— Votre fils est un jeune homme fort agréable et de beau maintien, répondit l’empereur, un peu froissé de cet échange imprévu. Il ne serait pas mauvais, nous semble-t-il, d’envisager son mariage avec doña Maria...

— Oh, ce serait la meilleure des choses ! s’enthousiasma la reine Éléonore qui, pour une fois, sortait de son extrême réserve politique.

Pour compléter ce chœur de dames, la reine de Navarre qui, toujours à l’affût, s’était penchée par-dessus son frère pour contempler la bague offerte à la duchesse, approuva chaudement.

— Et pourquoi pas, lança-t-elle, unir ma fille, l’infante Jeanne de Navarre, à votre fils don Philippe ?

— Pourquoi pas, en effet ? approuva l’empereur, de plus en plus dépassé par le tour – bien trop ouvert et libre à son goût – de la conversation.

— Laissons l’empereur passer la Noël en paix, intervint heureusement François.

— Oui, joyeux Noël ! dit la reine.

Le roi retint par le bras un laquais qui passait.

— Dites-moi : vous n’auriez pas de fille à marier ? demanda-t-il.

Un tonnerre de rires fusa, auquel l’auguste convive, en dépit de sa bonne volonté, eut toutes les peines du monde à souscrire.

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L’étape de Fontainebleau tira un peu en longueur, afin de laisser aux Parisiens le temps de préparer l’entrée inoubliable qu’ils réservaient à Charles Quint. Celui-ci bouillait sur place, impatient qu’il était d’aller en découdre avec ses mauvais sujets de Gand... Pour tromper son attente et plaire à son hôte, il accepta plusieurs fois d’aller courre le cerf, dans une forêt, du reste belle et giboyeuse. Les jeunes princes accompagnaient alors les souverains ; et si Henri, réservé de nature, se montrait de surcroît méfiant à l’égard de l’empereur, le bouillant Charles, en revanche, s’était pris pour cet invité austère d’une sympathie d’autant plus vive qu’elle n’était pas désintéressée.

— Je crois que l’empereur m’aime bien, se vantait-il à la cantonade.

Un jour qu’ils avaient donné la curée du côté du Prieuré, l’on vit le jeune intrépide approcher sa monture blanche très près, trop près assurément, de la cavale noire de l’empereur. Les gardes espagnols n’osèrent s’interposer. Alors le prince, oubliant toute réserve – pour ne rien dire de la politesse – sauta du cheval blanc sur le noir, et entourant le souverain de ses bras, se mit à lui crier dans les oreilles.

— Sire, rendez-vous, vous êtes mon prisonnier !

Les chasseurs français rirent de bon cœur, et le jeune Orléans, tout fier de son bon tour, s’en frappa les cuisses. Mais les observateurs impériaux notèrent que leur maître avait blêmi. Pire : Charles Quint, de surprise et d’indignation, n’avait pu retenir un tremblement qui, chez lui, n’annonçait vraiment rien de bon.

— Il me faudra donc boire le calice jusqu’à la lie, devait-il confier, dans la soirée, à son confesseur.

— Sire, convint le prêtre, ces gens se comportent comme de parfaits sauvages.

Les Fils de France
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