Sur la route...

La duchesse d’Étampes avait demandé, supplié même, qu’on la laissât assister aux obsèques incognito. Mais « la Vieille » s’y était opposée. Et l’ultime vexation lui fut infligée d’un refus dans les formes. Ainsi, Anne de Pisseleu ne put-elle, autrement que par la pensée, accompagner à sa dernière demeure le seigneur et maître qui, plus de vingt ans durant, avait conduit sa destinée. Certes, l’infidélité légendaire de la maîtresse du feu roi avait pu faire douter des sentiments de cette femme si jeune, si belle et si volage, pour un monarque vieillissant et malade. Elle-même, du reste, n’avait jamais feint l’amour passionné ; même, dans d’innombrables circonstances, elle n’avait pas craint de montrer une lassitude insolente envers son protecteur.

Mais la noblesse de cette femme était justement telle, qu’elle avait osé afficher en public des distances dangereuses pour elle, et gardait dans le secret de son cœur une tendresse, un attachement – pour ne pas dire une forme d’amour – qu’elle n’avait jamais voulu marchander. La mort de François fut pour Anne un malheur intime autant, sinon davantage, qu’une calamité publique. La présence forte et paternelle, à ses côtés, de ce roi dont elle avait épousé toutes les causes, allait lui manquer désormais jusqu’à son dernier souffle ; et maintenant qu’il n’était plus là, dans son cou, pour quêter ses baisers ou railler ses travers, elle obtenait confirmation qu’il avait été, d’évidence, et demeurerait à jamais, au-delà d’aventures et de foucades sans lendemain, l’homme de sa vie.

Si la duchesse versait beaucoup de larmes sur sa position à la Cour et sur son train de vie luxueux, la perte qu’elle venait de subir était, elle, au-delà des larmes... Aux duretés d’un tel deuil vinrent malheureusement s’ajouter les humiliations sans fin dont Diane de Poitiers prit soin à l’assortir. On lui réclama, jusqu’au dernier ferret, les joyaux dont la Couronne avait semé ses parures ; on lui reprit ses châteaux, ses hôtels, ses fermes et jusqu’à des pensions mineures. On exigea la restitution des présents diplomatiques, y compris de petits animaux devenus familiers... On la dépouilla sans pitié, au point de réclamer certains métrages d’étoffe qui venaient de lui être livrés !

Ainsi dépourvue, comme dépecée, Anne fut remise aux mains d’un époux dont elle pensait, naïvement, avoir toujours soutenu la carrière et ménagé la fierté... Mais Jean de Brosse, duc d’Étampes, allait se révéler plus opportuniste encore que sa femme ! Et après avoir bénéficié outre mesure d’une situation dont seul aurait pu souffrir son honneur – à condition qu’il en eût, il n’hésita pas à monnayer aux maîtres du jour la punition de celle qu’on lui avait donnée – vendue – pour femme. Le roi Henri voulait qu’Anne fût meurtrie ? Elle le serait, foi de cornu !

Avec une brutalité insoupçonnable chez un être qui, jusque-là, s’était montré plus que discret, le mari légitime de la déchue affecta de venger sa dignité privée autant que la respectabilité commune. Il la traita de fort haut, comme une fille ramassée au ruisseau, et ne lui parla plus – par hommes de loi interposés – que pour lui faire connaître l’étendue de sa vengeance. Déportée, emmurée, frustrée dans ses habitudes et flétrie dans ses moindres goûts, la repentante devrait passer sa deuxième vie à faire oublier la première. Lui refusant la consolation de se retirer sur ses terres de famille, en Picardie, Jean de Brosse fit conduire sa femme en Bretagne, dans une forteresse bonne à garder les criminels.

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Le petit convoi, composé de gardiens et de duègnes étrangers au cercle d’Anne, s’ébranla le jour même des funérailles royales.

Elle avait relu, la veille, les adieux que, dix ans plus tôt, le protestant Marot, partant se réfugier à Ferrare, avait adressés à la Cour des dames.

Adieu la Cour, adieu les dames,

Adieu les filles et les femmes,

Adieu vous dis pour quelque temps,

Adieu vos plaisants passe-temps.

Anne, elle le savait, ne partait pas « pour quelque temps », mais sans doute à jamais. Un mois plus tôt, une telle perspective lui aurait semblé inhumaine ; à présent, elle l’acceptait presque avec soulagement.

Adieu les profondes pensées,

Satisfaites ou offensées ;

Adieu piteux département,

Adieu regrets, adieu tourment...

Depuis Limours, on la fit passer exprès par Rambouillet, afin qu’elle méditât sur les caprices du destin. Elle aurait voulu voyager en litière, à son habitude ; mais sous prétexte de hâter la marche, on la contraignit à faire la route en selle, dans le plus grand inconfort, exposée à la vue de tous ceux qui, ameutés par la rumeur, se pressaient sur ses pas comme aux étapes d’un périple officiel.

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Parvenant aux abords de Dreux, Anne eut la surprise de reconnaître, fondu dans un groupe de badauds, un visage aimé, et qu’elle aurait bien cru ne jamais revoir. Afin de tromper la garde, cet ami avait revêtu la soutane d’un prêtre ; et la duchesse obtint sans mal le droit de se confesser au bon père...

— Vous êtes mon Cyrénéen6 ! lui dit-elle lorsqu’ils furent un peu à l’écart.

— J’ai eu tant de peine à vous retrouver !

— Vous aviez donc quelques griefs en reste ?

Gautier de Coisay souriait. Il souriait d’un sourire triste, peut-être, mais sans tache et, vérifiant qu’on ne les voyait pas, déposa rapidement un baiser sur les pauvres lèvres de la belle. Dans l’arbre immense, au-dessus de leurs têtes, chantaient des oiseaux par dizaines.

— Les derniers pinsons de la saison... fit-elle remarquer, amère.

— Ils reviendront à l’automne. Ils ont la vie devant eux !

— La mienne est derrière moi...

Le faux curé la fit taire encore d’un baiser, mais plus long, celui-là, plus doux, plus profond – un baiser éternel.

— Vous devez savoir, reprit-elle après un long moment de silence, que je n’ai pas commis le crime dont vous étiez venu m’accuser jusqu’à Mons...

— Je sais.

— D’ailleurs si je l’avais commis, je ne vous aurais sûrement pas choisi pour en être l’agent...

— Je sais, je sais.

Le visage de Gautier, soudain grave, rassura un peu la duchesse ; elle sentit qu’il aurait pu, de nouveau, lui faire presque confiance.

— Vous reviendrez, dit-il ; et sinon, j’irai vous voir en Bretagne.

— C’est un pays que vous connaissez bien, lâcha-t-elle ironique, en référence à une mission plus que douteuse imaginée, jadis, par l’amiral de Brion.

L’une des suivantes, en véritable geôlière, vint s’assurer que la confession ne s’éterniserait pas. Anne lui fit un signe rassurant, mais l’importune, au lieu de s’éloigner, vint se planter à quelques pas.

— Ma fille, je vous absous de vos péchés, clama Gautier de Coisay d’une voix de théâtre.

Il la bénit. Elle pleurait.

— Merci mon père. Je ferai tout ce que vous m’avez prescrit.

— Allez en paix, dit-il.

Anne releva les yeux vers lui ; ils étaient baignés de larmes, certes, mais toujours aussi merveilleux. Ne pouvant embrasser son écuyer costumé, elle laissa tout de même glisser sa tête sur le crucifix ; le bon pasteur, tout paternel, lui tapota le front. Puis, d’un pas lourd et douloureux, elle rejoignit ses gardiens, se remit en selle, salua son ami d’une main timide et, tandis qu’elle rajustait sur son crâne un châle admirable sauvé de la tourmente, accompagna le pas de sa mule d’un déhanchement coquet, troublant – inimitable.

En la regardant s’éloigner, sous escorte, vers ce qui s’annonçait comme une véritable prison, Gautier se sentit pénétré d’une révolte sourde. Le petit groupe de cavaliers se découpa bientôt, en ombre, au sommet du coteau, sur un ciel tendre, vaguement mauve...

Alors l’écuyer réalisa qu’au-delà d’un chapitre de sa vie, c’était une page de l’histoire du royaume qui se tournait ainsi. Loin de tout faste.

1- L’entrevue diplomatique dite « Camp du Drap d’or » s’était tenue près de Calais en 1520.

2- Voir La Régente noire.

3- On appelait « remenbrance » ce genre d’effigie posthume.

4- Douze kilomètres environ.

5- Homme de rien.

6- Simon de Cyrène avait été requis par les Romains pour aider Jésus à porter sa croix.

Les Fils de France
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