Mons.

L’empereur, heureux – il pouvait l’être – du traité de Crépy-en-Laonnois, avait eu l’idée de célébrer la paix retrouvée par un voyage officiel de sa sœur, la reine de France, à Bruxelles. Le prince Charles, duc d’Orléans, serait du voyage, dont on avait convenu qu’il épouserait une princesse de l’Empire, admirablement dotée. Surtout, les instigateurs de ce voyage avaient réservé une place de choix à la maîtresse du roi : Mme d’Étampes ne devait pas suivre la reine comme dame d’honneur, à son ordinaire, mais bien l’accompagner sur un pied d’égalité, ou presque, en tant que garante de la paix.

À chaque d’étape d’un véritable chemin de gloire entre Paris et Bruxelles, les réceptions, les fêtes, les solennités firent donc la part belle à la favorite, tout heureuse d’accéder enfin à une reconnaissance à ce point publique, et de recevoir des marques d’honneur dont elle s’était toujours sentie frustrée. Sa plus grande satisfaction, peut-être, était de constater combien la souveraine l’appréciait et la mettait en valeur ; loin de lui tenir grief d’une position délicate à son égard, Éléonore en rajoutait, en effet, dans l’amabilité envers une femme dont elle avait, depuis longtemps, trop mesuré l’influence pour ne pas tâcher de se la concilier.

— Ma chère, lui rabâchait la reine pendant les trajets – car elles partageaient une litière – ce voyage serait bien ennuyeux sans vous, nous aurions dû voyager plus tôt ensemble !

Anne, qui se rappelait le temps, pas si lointain, où la reine faisait bloc avec le connétable contre elle, savourait ce retournement des choses, et s’ingéniait à le conforter.

— Madame, les honneurs dont me couvrent vos compatriotes ne sont rien, comparés au très grand privilège de cheminer en votre compagnie.

Charles Quint, en prince galant mais, surtout, en frère attentionné, vint au-devant du grand convoi qu’il retrouva à Mons. S’avançant à pied vers la litière royale, il installa lui-même le marchepied d’Éléonore, qu’il embrassa plus chaleureusement que de coutume. Puis, au lieu de se retourner pour entrer, comme l’eût prescrit le protocole, il attendit tout un moment que la duchesse descendît à son tour, et la gratifia lui-même d’une accolade, tout à fait extraordinaire au regard des usages espagnols.

Tout, dans ce voyage, fut étudié pour flatter la favorite, et non seulement lui donner le sentiment de son importance, mais aussi accroître celle-ci par le rang effectif qu’on reconnaissait à la dame.

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Gautier de Coisay, apprenant de son côté que la duchesse d’Étampes faisait route vers les Flandres, avait pris cette direction au grand galop, dans l’espoir de rattraper le convoi royal. Mais cette fois, ce n’était plus l’amour qui lui donnait des ailes ; c’était la haine. Une haine profonde, aveugle, et qui n’avait que bien peu à voir avec sa découverte nocturne de la rue Saint-Antoine.

C’est qu’entre-temps, le chevalier de Coisay n’avait pu s’empêcher de faire certains recoupements entre son voyage en Lorraine, sa rencontre avec Ezcurra, le document scellé qu’il lui avait remis et... la prise de Saint-Dizier ! À raison ou à tort, Gautier avait fini par se convaincre que la fameuse lettre qu’il avait, si scrupuleusement, si amoureusement transmise ce soir-là, de la part de la belle Anne, contenait ce chiffre royal qui, offert aux Impériaux, leur avait permis de tromper le comte de Sancerre. Simon, le voyant enfourcher sa monture pour gagner les Flandres au plus vite, avait d’abord tenté de l’en dissuader ; puis, réalisant qu’il n’y parviendrait jamais, il avait pris la résolution de se mettre en route à ses côtés.

— Elle me le paiera, lui avait dit Gautier. Elle va me le payer !

Et c’est ce qu’ils se répétaient depuis lors, chaque fois que la fatigue ou les obstacles de la route leur criaient d’abandonner cette absurde poursuite et de rentrer à Paris. De temps en temps, chemin faisant, Gautier s’était demandé ce qu’il allait bien pouvoir dire à la belle quand, enfin, il l’aurait rattrapée. L’accuserait-il publiquement de trahison ? La menacerait-il ? Lui demanderait-il seulement de s’expliquer ?

S’il avait osé la franchise envers lui-même, Gautier aurait su qu’au fond, tout ça lui devenait indifférent. Des blessures répétées, diverses, tant de chemins empruntés qui ne l’avaient mené nulle part, lui donnaient, au-delà de l’écœurement, peut-être naturel en ces prises de conscience, le sentiment d’une très grande confusion des événements – et d’une absence de logique dans leur surgissement.

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Gautier et son frère, brûlant les étapes, étaient arrivés à Mons quelques heures seulement après le convoi de ces Dames.

— Que cherchez-vous, par ici ?

Les archers à bout de nerfs qui, nuit et jour, assuraient la garde de la reine, n’aimaient pas voir rôder les curieux parmi les chariots et les litières dételées.

— Je suis Gautier de Coisay, s’impatienta l’écuyer, et voici mon frère. Vous nous avez vus cent fois, en France.

— Pardon, messires. Il y a tellement de badauds...

Gautier n’eut guère de mal à égarer son frère dans la foule qui se pressait au sein de la grande salle de l’hôtel de ville, pour voir la reine de France et – surtout – sa rivale en titre. Ces dames étaient fort demandées, cependant, et la sollicitude dont les Flamands mettaient un point d’honneur à les entourer, rendait difficile tout échange un peu personnel. Soudain, au détour d’une présentation de guildes, le regard d’Anne croisa celui de Gautier. Elle ne put s’empêcher de lui sourire d’abord ; puis, d’instinct, elle se ravisa.

— Vous ? Si je m’attendais !

Anne continuait à feindre le badinage. Gautier, lui, ne jouait pas du tout.

— Je suis venu mettre au clair une affaire d’importance.

— Vraiment ?

— La lettre que vous m’avez confiée pour Ezcurra, que contenait-elle ?

— Voyez l’impudent ! Cela ne vous regarde en rien.

— Elle contenait le chiffre du roi, n’est-ce pas ?

Anne, sans cesser de saluer et de sourire, décocha un regard noir à son ami.

— Imbécile ! lâcha-t-elle.

— Répondez-moi, je vous en prie.

— Vous avez complètement perdu la tête, mon ami ! Je ne sais ce qui me retient de vous faire battre.

Avant que Gautier ait pu revenir à la charge, le duc Ottavio Farnese, qui jouait là les amphitryons, entraîna la belle Anne vers un nouveau cercle. Gautier demeura un moment perdu dans cette foule idiote... Puis il redescendit, la tête vide, vers la rue, et découvrit alors qu’on lui avait volé son cheval !

Un sentiment de lassitude infini prit possession de son esprit, peut-être même de son âme. Les idées se bousculaient sous son crâne, sans lui apporter le moindre adoucissement. Il chercha un sujet de se réjouir, ou bien une image qui l’apaiserait, et n’en trouva pas. Même le souvenir de sa grande traversée océanique lui arrachait des haut-le-cœur. Il était comme ces malades atteints de fièvre qui, croyant trouver un dérivatif dans des jeux qui, d’ordinaire, les amusent, en éprouvent soudain le dégoût.

Gautier se dit que la vie ne méritait peut-être pas de se battre pour elle avec tant d’honneur.

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— Gautier !

Simon tira une dague de sa ceinture et, rompant d’un trait la corde, laissa son frère s’affaler sur le sol. Alors il lui tâta le pouls et, dénouant comme il put la corde autour du col de son frère, fit l’impossible pour le ranimer.

Un miracle : il y parvint.

Le visage, d’abord gris, du chevalier de Coisay reprit assez vite des couleurs. Le pendu hoqueta, vomit même. Il souffla aussi longuement. Il paraissait hagard, mais il était sauvé.

— Gautier ! redit seulement Simon.

Il releva son frère, le serra dans ses bras, le couvrit de questions.

— Qu’as-tu fait ? Pourquoi ?

Le rescapé, encore inconscient à demi, lui demanda s’il avait vu la duchesse d’Étampes.

Simon ne répondit pas. Il enroula la corde au plus vite et la fit disparaître dans un coin sombre1.

— Si c’est pour elle que tu fais cela, dit-il, tu as grand tort. Elle n’en vaut pas la peine, Gautier.

— Ce n’est pour elle, Simon. C’est contre elle. Tu es loin d’imaginer jusqu’où cette mauvaise femme a pu m’entraîner. Ce qu’elle m’a fait faire ! Je suis sûr... je suis certain que c’est elle qui a livré le chiffre.

Son frère ne comprit pas le sens de ces propos – d’ailleurs, il ne cherchait en rien à les comprendre. Une seule chose comptait, s’imposait à son esprit échauffé par une peur rétrospective : il avait, lui, sauvé Gautier du pire des trépas.

Les Fils de France
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