De Lyon à Saint-Vallier.

Pendant que l’empereur remontait vers le Val de Loire, la grande sénéchale, partie de Fontainebleau, avait, de son côté, pris la route du Valentinois : son père venait de rendre l’âme en son château de Pisançon. La famille l’avait enterré dans la chapelle des Saint-Vallier, à Saint-Vallier... Louise, la fille cadette de Diane, accompagnait sa mère sans trop se plaindre. L’aînée, Françoise, n’était plus aussi libre depuis son mariage.

Le « gentil seigneur » Jean de Saint-Vallier, jadis condamné à mort2 pour avoir pris part à la trahison du connétable de Bourbon, puis gracié sur intervention de sa fille et de son gendre, était devenu de ce fait un poids pour Diane, et un danger. Sa position à la Cour et l’avenir de ses filles avaient justifié, pensait-elle, un éloignement complet. Sans appel.

Mais à présent que ce père si peu commun était mort – mort loin d’elle et, disait-on, en implorant une fois encore son pardon – elle ne pouvait se défendre d’un reflux de sentiments enfouis, d’une remontée de souvenirs d’enfance. Parce qu’elle avait très peu connu sa mère, Diane s’était, petite, raccrochée de force à ce père amusant et léger ; et lui-même, plus attaché, sans aucun doute, à cette fillette étonnante qu’à ses quatre frères et sœurs, avait su tisser avec elle des liens que même le temps, même les graves soubresauts de la vie, n’avaient pu détruire tout à fait. Diane se revoyait chevauchant avec lui, intrépide, sur leurs terres accidentées du beau pays diois ; elle le voyait encore lui rendant visite à Chantelle, chez Madame la Grande3 – à la main une cage contenant un couple d’inséparables ; il lui semblait l’entendre, à côté d’elle, pérorer sur ses procès contre Madame, tandis qu’ils assistaient, à Rouen, à quelque grand-messe...

Diane se complaisait à ces évocations, et l’intimité de sa litière cachait des sourires plus que des pleurs qui ne vinrent pas. C’est tout juste si elle regrettait de n’avoir pas été présente lorsque son père, remarié, rangé, avait – jusqu’à ces derniers temps – exprimé l’espérance de la revoir. En revanche elle se promettait de lui rendre justice auprès de ses filles et de leur propre descendance. Plus tard...

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À Lyon, Diane et Louise se reposèrent à l’abbaye de Saint-Just, pleine encore du souvenir de la mère du roi quand, après le désastre de Pavie et la capture de son fils, elle avait, seule, tenu le royaume à bout de bras depuis ce cloître et ces terrasses.

Diane avait été sa dame d’honneur ; elle évoqua le souvenir de cette figure hors du commun, lors d’une promenade à travers les jardins, dans le soleil doré du soir.

— Madame cultivait au plus haut point ce que, nous autres femmes, sommes peu nombreuses à posséder : le sens concret des puissances. Elle savait, d’un regard, jauger la force ou la faiblesse d’un sujet, d’un ministre, d’un souverain. Elle avait, présents à l’esprit, tous les aspects d’une situation ; elle n’avançait jamais un mot sans en avoir pesé les éventuelles conséquences, et parlait toujours pour être entendue à un double – parfois triple – degré.

Louise de Brézé fronça les sourcils.

— N’étiez-vous pas à Rouen avec nous, du temps de Pavie ?

— C’est vrai. Mais j’ai si bien connu la régente que je l’imagine sans peine au sein de ces rosiers !

Les ombres, fort longues, de la mère et de la fille, se rejoignaient par instant.

— Et vous aimeriez, à l’occasion, jouer le même rôle qu’elle...

— Ces occasions ne se présentent pas souvent.

Diane souriait intérieurement de l’étrange pertinence dont sa fille donnait constamment des preuves. On leur fit savoir qu’un ancien écuyer, nommé Simon de Coisay, avait eu vent du passage à Lyon de la grande sénéchale, et qu’il la « suppliait humblement » de le recevoir. Avant que Diane ait eu le temps de répondre, l’importun était dans le jardin, genou à terre.

— Madame, un moment seulement !

— Eh bien Coisay, mais... Que vous est-il arrivé ?

Simon, de fait, n’était plus que l’ombre de lui-même. Une mine effrayante, des habits élimés, l’air traînant d’un vagabond trahissaient chez lui la plus complète déchéance.

— Madame, les temps sont rudes pour votre serviteur.

— Avez-vous revu votre frère ?

— Non, madame. J’aimerais le voir ; mais je n’ai plus de cheval, plus de tenue décente... Je ne saurais même pas où le trouver. Aidez-moi, madame, s’il vous plaît !

La sénéchale ne voulait surtout pas paraître insensible aux yeux de sa fille. Arborant son sourire le plus doux, elle releva Simon et lui fit remettre une bourse dodue.

— La Cour entière doit bientôt accueillir l’empereur à Loches, lui révéla-t-elle. Même l’infante Jeanne sera de la fête. J’imagine donc que M. de Coisay y sera aussi. Ne lui dites pas qui vous en a prévenu.

Diane espérait la réconciliation des frères, afin de pouvoir se servir du plus jeune pour se venger un jour de l’aîné... Du reste, il y avait tant d’ironie dans son regard, que le bénéficiaire de ses soudaines largesses n’en ressentit presque aucune gratitude.

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Aux confins du Dauphiné, déjà presque en Provence, le vieux château de Saint-Vallier dressait sa curieuse silhouette sur une éminence en surplomb du bourg, au confluent du Rhône et d’un cours d’eau baptisé la Galure. Ancien monastère, il était devenu château fort quand des ancêtres de Diane avaient bâti ses hautes tours et ses défenses.

— Je regrette, dit la jeune Louise de Brézé, de n’être pas venue ici avant mes dix-neuf ans. Et quant à ma sœur...

— Les circonstances ne s’y prêtaient pas, laissa tomber Diane en penchant la tête hors de la litière pour tenter d’apercevoir les tours familières.

Tout en cheminant, elle faisait sa correspondance.

— Notre dauphine Catherine est bien malheureuse, dit-elle à Louise qui ne perdait rien du paysage.

— Comment cela ?

— Elle maudit ce ventre incapable de donner un petit-fils au roi.

— Après sept ans de mariage, concéda Louise.

— Six ans tout juste. Mais il est vrai que la venue au monde d’une enfant naturelle rend délicate la position de notre cousine... Toute la faute, désormais, reposera sur elle.

La jeune fille détourna un instant les yeux du paysage pour regarder filer la plume de sa mère sur le beau papier blanc.

— Et vous la consolez ?

— Je fais ce que je peux... Je lui dis de prendre son mal en patience. Je l’assure de mon entier soutien auprès du dauphin. Quant au roi...

— Si j’étais elle, dit Louise, je me jetterais aux pieds de Sa Majesté et remettrais tout mon avenir entre ses mains. Le roi est bon, il pourrait comprendre...

— Mais oui, dit Diane. Votre conseil est avisé, ma fille.

Et elle traduisit dans sa lettre l’idée qu’avait eue sa fille.

Soudain, des paysans qui fumaient des branchages aperçurent la litière et, pleins de bonnes attentions, accoururent. L’escorte s’interposa mais Diane, soucieuse toujours de l’exemple qu’elle donnait à Louise, voulut qu’on ouvrît grand les rideaux pour les saluer et leur jeter des piécettes. Par un accès de dignité qui toucha la jeune fille, les laboureurs attendirent, pour les ramasser, que le convoi se remît en route ; tenant leurs bonnets dans leurs mains, ils s’inclinaient sans cesse devant leur maîtresse, montrant bien qu’ils l’avaient reconnue – ou tout au moins, identifiée.

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Le lendemain, Louise se rendit sur le tombeau de ce grand-père qu’elle avait peu connu. Diane ne put l’y accompagner aussi vite ; elle avait trop à faire avec les notaires et les hommes de loi qui, dès son arrivée, l’entretinrent de la succession. Elle mit, à défendre les intérêts de sa partie contre ses intendants, contre ses métayers, contre les communes franches de son fief et – en fin de compte – contre ses propres frères et sœurs, une hargne et une passion telles que sa fille en fut édifiée.

Diane de Brézé décida, ce jour-là, qu’elle reprendrait le titre de son père et signerait désormais : Diane de Poitiers.

Les Fils de France
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