Château de Rambouillet.

Depuis le 15 mars, l’abcès si mal placé dont souffrait le Très Chrétien avait pris un tour préoccupant, pour le moins. Les médecins et chirurgiens s’affairant nuit et jour à son chevet, arboraient des mines fermées ou circonspectes... Les praticiens cautérisèrent quatre des plaies, sur cinq ; mais l’infection progressant, ils évitaient de se prononcer sur l’avenir. À leurs précautions oratoires, les habitués comprirent que la maladie venait d’atteindre un stade irréversible.

— Il faut le soulager, plaidait pourtant la duchesse d’Étampes. L’infection l’entretient dans la fièvre et la douleur, dans l’abattement.

— Ce n’est point si aisé, madame.

— Ne pourrait-on ouvrir l’apostume, et curer là-dedans ?

Elle mettait tant de conviction dans sa requête que l’on sentit que pour un peu, elle aurait opéré de ses propres mains ! Aux côtés de la maîtresse du roi, le conseiller favori, l’amiral d’Annebault, plaidait lui aussi en faveur d’une intervention.

— Enfin, messieurs, pressait-il ; ce serait abandonner le roi que de ne rien entreprendre !

On incisa donc. Sans conviction. Sans résultat.

— La pourriture est telle que nous n’obtiendrons rien.

— Que faut-il faire, alors ? demanda la duchesse.

— Prier, madame. Prier...

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Le 29 mars, le roi voulant quitter ce monde « sous l’étendard et la conduite de Jésus-Christ », se confessa longuement et reçut l’extrême-onction. Mais l’aumônier, avant de la lui prodiguer, avait obtenu du mourant un ultime sacrifice.

— Voulez-vous dire à Mme d’Étampes qu’elle rentre, et faire en sorte qu’on me laisse avec elle ? lui avait demandé le roi.

La chambre se vida, tandis qu’Anne, livide, le visage déjà baigné de larmes, se précipitait au chevet de son seigneur et maître depuis plus de vingt ans. Elle sortit de sa manche un joli mouchoir tout parfumé, pour délicatement tamponner le visage royal, comme elle l’avait fait mille fois depuis quelques semaines...

— Madame, commença le roi la gorge nouée, je veux vous dire d’abord combien j’ai pu vous aimer.

Ces mots suffirent à la malheureuse pour comprendre que son heure avait sonné. Le visage révulsé, elle tomba aussitôt à genoux et se mit à secouer la tête comme une condamnée refusant l’échafaud.

— Non, sire. Non !

— Soyez raisonnable, m’amie. Soyez gente et plaisante...

— Oh, non...

François eut un soupir déchirant. Visiblement, ce dernier effort lui coûtait bien plus que la confession.

— Allons, ma petite Anne... Vous ne voudriez pas que je m’en aille en état de péché mortel...

— Où est le péché ? Où est le péché ? cria la favorite aux abois.

La porte de la chambre s’entrouvrit alors ; mais en se relevant d’un bond, la duchesse se rua brutalement sur le battant pour le refermer.

— M’amie, supplia le monarque en jetant ses dernières forces dans ce qui devait prendre la forme d’un ordre, il faut à présent que vous me laissiez partir en paix.

Anne éclata en sanglots, elle couvrit de larmes et de baisers le visage déjà cireux du monarque, et sa barbe, et puis ses mains ; elle se laissa glisser, comme un pantin sans vie, dans la ruelle du lit et, bientôt effondrée sur le sol, émit une longue et douloureuse plainte.

— Non ! pleurait-elle à fendre l’âme. Oh, Seigneur !

Dans cette femme éplorée, désespérée, qui hoquetait dans la pénombre, c’est peut-être la jeune fille privée de son adolescence qui laissait éclater son désespoir.

— Terre, gémissait-elle, Terre, engloutis-moi !

La porte se rouvrit franchement, cette fois, et plusieurs valets, sous la conduite de l’amiral, entrèrent pour relever la maîtresse déchue et la conduire au-dehors sous bonne escorte. Annebault s’approcha du chevet de son maître ; François avait les yeux fermés, mais il ne s’était pas assoupi.

— Ce sont des moments bien pénibles, murmura-t-il.

L’amiral se permit de prendre la main du roi dans les siennes. Entorse considérable aux règles, mais qui lui parut dictée par la simple humanité.

— Sire, dit-il, monsieur le dauphin est là, dans l’antichambre.

François soupira, sans que l’on pût savoir si c’était de lassitude ou de soulagement.

— Qu’il entre, et que les grands officiers viennent aussi !

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Henri, visiblement impressionné, se pencha sur le lit pour embrasser son père et François, pour la première fois peut-être depuis le retour d’Espagne des petits otages, se montra tendre à son égard. Il vérifia d’un œil que les principaux conseillers étaient présents puis, de sa voix la plus claire, déclara son fils héritier unique de tous ses biens meubles et immeubles, et lui recommanda ses familiers et ses serviteurs.

— Je confie Mme d’Étampes à votre bienveillance ! Soyez clément à son sujet.

— Oui, sire.

Le roi livra ses ultimes recommandations, et fit notamment promettre à son fils de fermer le Conseil aux princes lorrains.

— Enfin vous n’avez plus qu’une sœur, dit-il en évoquant la princesse Marguerite. Prenez grand soin d’elle et tâchez donc de la marier selon son rang.

— Je vous le promets.

Cette fois, le dauphin ne put retenir ses larmes. Son père sourit, attendri.

— Pourquoi pleurez-vous ? J’ai vécu ma part. Vous avez été un bon fils, et je m’en félicite. Mais je ne m’en irai point que je ne vous ai donné ma bénédiction. Souvenez-vous un peu de moi...

À ces mots, le roi réprima lui-même un sanglot.

— Quand à votre tour, vous en viendrez là où je suis, vous verrez que c’est un grand réconfort de pouvoir énoncer ce que je vais dire : qu’en conscience, je n’ai aucun remords quant aux actes de justice qu’on a pu rendre sous mon règne...

Heureusement, il n’y avait dans la chambre ni réformé ni Vaudois...

— À présent, que je vous bénisse !

Alors même que le roi invoquait les faveurs célestes pour son fils, il commença de sombrer dans une sorte de délire qui perdura la journée et la nuit du mardi au mercredi.

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Au petit matin du 30, une embellie se fit jour. François avait repris ses esprits, plus ou moins. Aussitôt l’espoir renaquit dans son proche entourage. Et quand le dauphin, sur les coups de dix heures, traversa l’antichambre pour entrer, il aperçut, devisant avec son épouse, l’indésirable duchesse d’Étampes qui, avertie d’un mieux, était accourue aux nouvelles.

— Ne me dites pas qu’elle est encore ici !

C’est la rancœur qui parlait par sa bouche. La dauphine Catherine s’effaça, comme prise en faute. Henri l’ignora pour se diriger vers l’autre d’un pas nerveux.

— J’imagine que madame la grande sénéchale aurait aimé vous donner cet ordre elle-même ; mais puisqu’elle n’est pas là, je vous le dis en son nom : quittez ces lieux ! Quittez-les avant que ma colère ne vous y retienne autrement.

Anne de Pisseleu fixa le dauphin dans les yeux. Elle avait déjà tout perdu, et le savait ; mais il lui restait sa fierté. Se redressant, majestueuse, et adoptant le ton le plus altier, elle apporta la seule réponse possible à cette injonction.

— Je n’obéis, monsieur, qu’aux ordres du roi.

Henri fut parcouru d’un frisson de haine. Se contenant à grand-peine pour ne pas frapper – oui, frapper – cette créature qui, à ses yeux, était l’incarnation du diable, il éleva la voix, presque jusqu’à crier.

— Ôtez-vous de là !

Mais la duchesse d’Étampes ne bougea pas. Elle demeurait parfaitement immobile, et ne quitta la pièce qu’après que le dauphin eut passé dans la chambre du mourant.

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— Embrassez-moi, Henri, souffla le roi dans un râle.

Le fils baisa le front du père. François trouva la force, encore, de soulever le bras droit et, couvant des yeux son successeur, le bénit avec une sorte de joie détachée.

— La bénédiction de Dieu te soit accordée, mon petit.

Un léger soupir, puis le roi se laissa partir. Il entrait dans une agonie qui durerait vingt heures, les phases d’inconscience alternant avec des moments de lucidité pendant lesquels il dirait des passages des saintes Écritures.

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Le jeudi 31 mars 1547, environ deux heures après midi, François Ier s’éteignit en prononçant le nom de Jésus.

Le dauphin Henri était encore agenouillé au pied du lit, quand l’installation, dans la chambre funèbre, de douze grands cierges de cire blanche, le tira de ses pensées amères. Il se releva, douloureusement, et jeta un regard brouillé alentour. Comme un seul homme, tous les sujets présents s’abîmèrent alors dans une profonde révérence.

Il était devenu le roi Henri, deuxième du nom.

Les Fils de France
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