Rome, cité du Vatican.

L’empereur séjournant à Rome, il profita d’une réunion des cardinaux pour s’annoncer à eux de manière inopinée. Un fascinant camaïeu de rouges, de pourpres, d’écarlates, répondait, dans la chapelle Sixtine, aux récentes fresques de Michel-Ange. Sur de si vives couleurs, les deux protagonistes allaient trancher par la sobriété de leurs tenues : l’empereur tout en noir, le pape tout en blanc.

Charles Quint n’avait pas jugé bon de faire trop tôt savoir à la Curie qu’il avait une déclaration à faire ; aussi Paul III, surpris de sa visite, l’avait-il fait attendre. Enfin le pontife était entré en grande pompe, sur la sedia gestatoria2, visiblement froissé – pour ne pas dire courroucé – des manières étrangement cavalières du souverain Très Catholique.

— Mon fils, lui dit-il quand Charles vint s’agenouiller devant lui, j’aurais aimé préparer davantage ce nouvel entretien...

— C’eût été inutile, estima l’empereur.

— Laissez-moi en juger !

À première vue, le successeur de Clément VII lui ressemblait assez ; il était comme lui menu et chenu, comme lui un peu voûté et pourvu d’une barbe blanche assez longue. Mais la similitude s’arrêtait à cette apparence, car il était en bien meilleure forme que son devancier, et pouvait surprendre ses interlocuteurs par une résistance à toute épreuve.

— Il appert, annonça le pape Paul, que notre fidèle et très aimé empereur Charles, cinquième du nom, voudrait nous délivrer, ainsi qu’au Sacré Collège, un discours de son fait.

L’empereur s’était fait accompagner12, pour cette visite surprise, de l’ambassadeur de Venise et de deux ambassadeurs français accrédités, l’un auprès du Saint-Siège, l’autre auprès de sa personne. Il dévisagea ces deux derniers avant de se diriger vers la droite du pape.

— Très Saint-Père, qu’on ne s’y trompe pas : c’est au roi de France, que s’adresse, avant tout, cette réplique.

Paul III grimaça. Que le Vatican servît à présent de tribune à l’empereur dans le bras de fer à peu près constant qui l’opposait à la « fille aînée de l’Église », ne lui plaisait guère...

Charles, le visage plus fermé encore que de coutume, l’air sévère et même fâché, se lança donc dans une diatribe inouïe contre François Ier, ses ministres, son régime... Il dénonça en termes crus et virulents l’invasion de la Savoie par les troupes françaises, mais ne s’en tint pas à cette agression récente et de circonstance. Remontant à sa propre enfance et à la rupture de ses fiançailles avec la fille du feu roi Louis XII, il prit le temps de dépeindre le royaume des lys sous les traits d’un agresseur foncier, congénital, essentiellement néfaste à la paix de la chrétienté.

— Certains disent que je veux être le monarque du monde, et ma pensée comme mes œuvres démontrent tout le contraire. Mon intention n’est pas de faire la guerre aux chrétiens, mais bien aux infidèles ; je souhaite que l’Italie et la chrétienté soient en paix et que chacun possède ce qui lui appartient.

Cette mise au point inattendue provoqua une certaine stupéfaction dans les rangs du Sacré Collège ; cependant l’empereur improvisait plus ou moins son discours en espagnol, et la plupart des témoins ne maîtrisaient pas suffisamment cette langue pour apprécier toutes les duretés d’une diatribe sans nuance. La philippique n’en dura pas moins une heure entière. En conclusion, indiquait Charles Quint, trois solutions se dégageaient pour sortir honorablement d’une crise sans précédent selon lui : soit une paix autorisée par l’arbitrage personnel du Saint-Père ; soit la guerre, évidemment ; ou bien encore – et l’empereur prit son temps pour énoncer une éventualité qui, d’évidence, aurait eu sa préférence – un combat singulier qui l’opposerait au roi de France, avec pour enjeux respectifs le Milanais et... la Bourgogne !

Un peu essoufflé, l’empereur alla se rasseoir. Le pape en profita pour reprendre la parole et tenter de calmer une situation qu’il devinait – derrière les imprécisions de la traduction – plus que brûlante.

— Par les temps difficiles que nous traversons, déclara-t-il, cernés d’infidèles à nos portes, gangrenés de l’intérieur même par toutes sortes d’hérésies, il importe, plus que jamais, que le monde chrétien sache préserver la paix, la paix en son sein.

Charles Quint n’était cependant pas résolu à se laisser bercer de belles formules. Il reprit vivement la parole et conclut sa deuxième intervention par un appel plus direct encore au pape.

— Si Votre Sainteté pense que j’ai tort, qu’elle prenne le parti du roi de France. Dans le cas contraire, qu’elle me soutienne !

Paul III n’en croyait pas ses oreilles.

— Mais qu’a-t-il donc mangé ? demanda-t-il, discrètement, à son secrétaire d’État.

— C’est la cuisine savoyarde du roi François qui ne lui convient pas, répondit le prélat.

Le pape reprit donc la parole à son tour.

— Qu’ai-je fait, je vous le demande, sinon appeler à l’instant toutes les parties engagées dans cet affrontement à une paix rapide et franche ? Je serai moi-même, dans votre discorde, un agent de la réconciliation ; car tel est mon rôle et telle, ma conviction. Mais il va de soi que si, dans un prochain avenir, l’un des deux grands souverains en lice venait à s’opposer à une paix honorable, alors je me verrais dans la nécessité de le désavouer.

À ces mots, l’empereur parut soulagé ; il vint baiser la main du souverain pontife qui, prenant son mal en patience, l’embrassa chaleureusement en retour.

— Ce diable d’empereur aura raison de ma santé ! pesta le pape en quittant la Sixtine.

— Saint-Père, approuva le chef de la Curie, il est certain que l’Église n’a pas à subir les humeurs d’un souverain, quel qu’il soit.

— Les Français ont raison, osa Paul III. Ce Habsbourg veut éteindre le feu dans le grenier de la maison chrétienne ; moyennant quoi, la cave est inondée !

Les Fils de France
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