Château de La Roche-Guyon.

Vitrifiée par le froid, la pluie avait paraffiné les murs, par plaques, d’une pellicule opaque et feutrée, maculant par endroits les façades si propres du château neuf des Silly. La neige, pendant la nuit, avait complété cet ouvrage, fondant le paysage dans une douceur trompeuse. Ainsi le vieux donjon, là-haut sur le coteau, paraissait-il flotter dans les airs, comme suspendu au ciel tout blanc.

Pour les jeunes seigneurs de l’entourage du dauphin, le programme de la journée s’en était trouvé bouleversé. Fi de la paume, du dressage et de la chasse ; et vive les jeux de neige ! On en avait glissé des poignées dans les lits, jeté des paquets à travers les couloirs, soulevé des brassées entières pour constituer murs, talus, fortins et défenses avancées... À dix heures, la neige amusait toute la jeunesse de cour ; à midi, des camps s’étaient formés ; à deux heures, la bataille faisait rage. Le roi – à croire qu’il avait beaucoup vieilli – fit savoir aux combattants qu’il désapprouvait ces jeux de collégiens et qu’il les invitait à la modération : lui-même, à Romorantin en 1521, n’avait-il pas été blessé lors d’une de ces escarmouches ? On écouta poliment la mise en garde ; et puis on passa outre.

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— Monseigneur, lança Brissac au dauphin, gardez-vous de la petite aile ; j’ai vu des traîtres s’y faufiler tantôt.

— Attention, Brissac !

Un monceau de neige durcie atteignit le jeune homme en plein dos, sans qu’il ait vu le coup venir. Il en tomba sur les genoux et, grimaçant, tenta de masquer sa douleur.

— Abrutis ! hurla le dauphin à l’adresse des coupables qui, hilares, s’étaient immédiatement retranchés.

— Nevers, aidez-moi donc !

Le duc de Brissac, déjà relevé, minimisa l’incident.

— J’ai simplement été surpris, s’excusa-t-il.

Le comte d’Aumale, entièrement remis de sa blessure de Boulogne, mais arborant désormais la plus glorieuse des balafres, les rejoignit en se baissant pour échapper à quelques blancs projectiles. Il riait moins que les autres, et semblait presque aussi échauffé que dans un vrai combat.

— Avez-vous vu Enghien ? demanda-t-il.

Les amis se calfeutraient à l’abri d’un muret composite, fait d’autant de terre que de glace.

— Enghien prend le jeu trop au sérieux, dit Nevers. Je l’ai vu tout à l’heure qui injuriait Bentivoglio pour manquement aux sommations d’usage !

Tous les quatre s’esclaffèrent : le jeune guerrier n’avait pas réussi à se mêler à leur cercle. Sans doute était-il trop lié à Mme d’Étampes, tout simplement, pour prétendre au titre d’ami du dauphin...

— Justement, reprit François d’Aumale, c’est Bentivoglio qui m’envoie. Il a débusqué notre stratège en neige ! Suivez-moi !

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Tandis qu’ils contournaient le théâtre hurlant des combats, l’avisé François d’Enghien, à l’abri dans un angle mort, s’appliquait à dresser, à la craie sur un mur des communs, le plan sommaire de La Roche-Guyon, château et dépendances... Il lui semblait que, pour être efficace, son camp devait abandonner l’assaut désordonné au profit d’une tactique adaptée à cette place. Après tout, se disait-il, qu’on envoie de la neige ou du plomb, les règles du combat sont les mêmes.

Tout amusé à l’idée des deux ou trois feintes qu’il se proposait de mettre en œuvre, le jeune comte s’approcha du mur pour fignoler son croquis.

— Enghien ! cria soudain, au-dessus de lui, une voix qu’il connaissait bien.

Le jeune stratège leva la tête vers le premier étage et, devant ce qu’il découvrit, fit le geste de se déporter en arrière. Mais il ne fut pas assez rapide : un lourd coffre de bois – de ceux que l’on offrait aux jeunes mariés – s’effondra sur lui, l’assommant sans appel.

— Vous croyez qu’il est mort ? demanda François d’Aumale.

— Je ne pense pas. Il faut aller chercher des secours, s’affola Cornelio Bentivoglio.

— Surtout pas ! Voudriez-vous nous mettre tous dans l’embarras ?

Les quatre complices se turent un instant.

— Monseigneur a raison, trancha Brissac. Disparaissons !

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Le malheureux comte d’Enghien n’était pas mort sur le coup, mais il resta un long moment sans secours, jusqu’à ce qu’un de ses compagnons de jeu – ou de combat – ne découvrît son corps dans la neige rougie. On le transporta vers la chambre la plus proche ; on le ranima, on le frictionna, on tenta de lui faire avaler des potions diverses. Et l’on pria pour sa survie...

Mais le 23 février, après plus de quatre jours d’un coma sans espoir, le jeune et glorieux vainqueur de Cérisoles rendit son âme à Dieu. C’était un terrible scandale. François Ier, ulcéré, ne cessait de répéter qu’il avait tout prédit, qu’on lui avait désobéi, que ces jeux de neige finissaient toujours très mal...

Pourtant il interdit toute enquête. Par crainte des conclusions possibles ?

Les Fils de France
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