D’Alençon à Saint-Malo.

Sur les conseils du grand amiral, Gautier de Coisay avait pris ses distances avec la Cour ; il résidait dans les communs du château d’Alençon. Cette demeure princière, depuis que la reine de Navarre ne l’honorait plus que rarement de sa présence, n’était que le reflet bien pâle de ce qu’elle avait pu être jadis, du temps du feu duc.

Ce matin-là, Gautier se trouvait dans les écuries désormais désertes, ou presque, affairé à soigner un cheval de passage et qui s’était blessé au palonnier. L’animal, un coursier magnifique, était nerveux ; et l’écuyer peinait à s’en faire obéir.

— Méfiez-vous, Zéphyr n’est pas tendre !

Cette voix était celle du messager qui, la veille au soir, était arrivé fourbu, marchant à côté de sa monture. Gautier appréciait le jeune Jacques de Saint-André. C’était un parfait écuyer, bon cavalier, gentil compagnon – autant dire l’image vivante de ce qu’il avait été lui-même, naguère...

— Apprenez, dit Gautier, que j’en ai soigné de plus rétifs !

— Que cela ne vous empêche pas de rester prudent, répondit Saint-André.

Il ajouta :

— Ce que je dis ne vaut pas que pour les chevaux...

Coisay continua de prodiguer à Zéphyr les soins nécessaires. En silence. Puis il se releva, s’essuya soigneusement les mains et, regardant l’écuyer du dauphin dans les yeux, lui répondit enfin.

— Si vous faites allusion à la grande sénéchale, qui me poursuit de sa colère, je ne puis mieux faire que rester ici, terré, en attendant qu’elle oublie...

— Mme de Brézé n’oublie jamais rien. Je serais vous, je mettrais davantage d’espace entre elle et moi.

— Davantage d’espace ?

— Oui. Je vais à Saint-Malo, porter un message du grand amiral à M. de Pontbriant. Vous pourriez m’accompagner et, qui sait, vous laisser tenter par la grande aventure.

— Vous voudriez que je m’embarque sur un des vaisseaux de Cartier ? Plutôt mourir !

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Un port étiré dans les sables, aux bouches de la Rance, reflétant toutes les variations d’un ciel déchiqueté de nuages : Gautier découvrit Saint-Malo dans les étriers de Saint-André, par un beau lundi de Pentecôte. Les cloches de la cathédrale Saint-Vincent, sonnant à toute volée, exprimaient la fébrilité d’une cité tout accaparée par le grand départ. La population entière s’entassait sur les grèves, d’où elle suivait l’embarquement d’ultimes vivres et bagages à bord des trois vaisseaux du sieur Cartier : la Grande Hermine, la Petite Hermine et l’Emerillon8.

Les deux écuyers gagnèrent sans attendre des quais qui sentaient, comme dans tous les ports d’Europe, ce mélange, écœurant et grisant à la fois, de goudron, de graisse et de chanvre. Étrangement, Gautier n’en fut pas dégoûté.

— Savez-vous, demandait-il à toutes sortes de badauds indifférents à sa question, où nous pourrions trouver le sieur de Pontbriant ?

— Monsieur de Pontbriant ? répondit enfin un matelot parlant français. Il est déjà sur la Grande Hermine.

Les deux écuyers laissèrent leurs montures à l’écart et, se frayant un chemin dans la mêlée, approchèrent du vaisseau amiral.

— Saint-André ! cria une voix, depuis le pont de la Grande Hermine.

Doté d’un regard de lynx, Pontbriant avait aperçu son ami dans la foule ; il remit pied à terre et lui sauta dessus avant même que l’écuyer du dauphin ne l’eût repéré.

— Saint-André, redit-il. Mais quel bon vent... ?

— Mon vieux, lui déclara l’autre sans préambule, j’ai ce message à te remettre, de la part de M. de Brion ; et cet ami à te confier.

Il n’osa ajouter : « De la part de sa femme »...

— Mais je m’en vais, Jacques ! s’excusa l’autre en dévisageant rapidement Coisay.

— Justement. Il faut que tu m’aides à convaincre ton capitaine de prendre cet homme à bord d’un de ses galions.

— Impossible ! objecta Pontbriant. Le père Cartier n’acceptera jamais. Les rôles sont complets. Et puis, on ne s’improvise pas marin...

— Mais je suis marin ! mentit Gautier.

— Ah oui, vraiment ?

Un tonnerre d’applaudissements venait de retentir sur la grève : les Malouins saluaient, pour la dixième fois en un jour, l’apparition, à la poupe de la Grande Hermine, de cet homme insensé qui prétendait ouvrir des voies nouvelles aux vaisseaux du roi, des routes rapides et directes vers le Cathay7 ! La veille, à la messe dominicale, l’évêque en personne avait béni Jacques Cartier, du fond de l’âme ; il avait aussi attiré les faveurs célestes sur tout son équipage – des hommes recueillis et même graves, car conscients de s’embarquer pour le genre de voyages dont beaucoup ne reviennent jamais.

Aux côtés du grand Malouin, se montraient fièrement les dénommés Taignoagny et Domagaya, fils de Donnaconna, des Hurons francisés, ramenés par Cartier un an plus tôt de son précédent voyage. Gautier les dévisagea avec beaucoup de curiosité.

— Voulez-vous leur parler ?

— J’aimerais mieux parler à votre capitaine.

Pontbriant soupira. Il fit signe aux écuyers de le suivre ; et tous trois se dirigèrent vers la poupe...

— Messire, s’excusa l’ancien échanson des Fils de France, laissez-moi vous présenter mon jeune ami Jacques d’Albon de Saint-André, écuyer de monseigneur le dauphin ; et ce chevalier-ci qui est un écuyer de Madame Marguerite, et que Sa Majesté aimerait vous voir ajouter à vos équipages...

— N’y songez même pas ! coupa Jacques Cartier.

— Le roi, pourtant...

— Nous sommes en mer, à présent, et je suis seul maître.

Gautier de Coisay comprit que la force ne pourrait avoir d’effet sur un tel homme ; il décida de le prendre plutôt par les sentiments, et se lançant dans un récit de ses déboires amoureux, finit par se tirer des larmes à lui-même.

Cartier échangea un regard dubitatif avec Pontbriant, puis il haussa les épaules et tourna les talons.

— Qu’on l’enrôle ! ordonna-t-il simplement.

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Le lendemain, sous la formidable clameur d’une ville massée sur ses côtes, les trois navires, dont les bannières claquaient dans un vent favorable, prirent enfin la mer.

Jacques de Saint-André, fatigué de sa longue chevauchée, était resté à Saint-Malo pour profiter du spectacle. Depuis la grève, il salua d’enthousiasme le cher Pontbriant, tout fier aux côtés du grand capitaine. Mais il eut beau chercher Coisay des yeux, il ne put le repérer parmi les équipages.

L’on peut être écuyer sans avoir le pied marin ; les amarres à peine larguées, Gautier gisait déjà, malade, à fond de cale...

Les trois vaisseaux, voiles déployées, s’éloignèrent, s’estompèrent dans une brume pourtant légère, et finirent par disparaître tout à fait à la vue des riverains.

1- Le guet royal avait été créé à Paris par saint Louis, pour veiller à la sécurité de la Ville.

2- La courtepointe est une couverture de parade ; ce que nous appelons « jeté de lit ».

3- Voir La Régente noire.

4- Juments qui battent l’amble et servent de montures aux dames.

5- Voir La Régente noire.

6- Acte par lequel le roi donne autorité à un privilège spécifique ; il correspond plus ou moins, dans notre droit, à un décret pris en Conseil d’État.

7- La Chine.

Les Fils de France
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