Abbaye du Bec-Hellouin.

Philippe Chabot de Brion, grand amiral de France, faisait les cent pas dans la chambre, spacieuse et claire, que l’abbé du Bec avait fait mettre à sa disposition. Un agent, tout juste arrivé d’Armorique, venait d’être admis à lui faire son rapport.

— Eh bien, Coisay ? Avez-vous pu voir tout le monde ?

— Oui, Monseigneur.

— Avez-vous transmis les messages ?

— Oui, Monseigneur.

— De la part de qui nous savons ?

— Oui, Monseigneur.

Chabot de Brion ronronna d’aise. Il était heureux d’avoir trouvé, en la personne de cet écuyer picard, un exécutant idéal pour la tâche qu’il avait imaginée. Cet homme venait d’approcher discrètement plusieurs barons bretons, des hobereaux réputés rétifs au récent rattachement de leur contrée au royaume. Puis, les ayant sondés, il avait incité la plupart d’entre eux à contester l’autorité du nouveau duc de Bretagne, intronisé depuis trois ans – à savoir le dauphin de France en personne ! C’était un jeu hardi, puisqu’il revenait à comploter contre la Couronne – certes sans vraies conséquences... C’était surtout un jeu sans vraie nécessité.

Car le plan du grand amiral concernait moins la Bretagne que la Cour elle-même : si tout se déroulait comme il l’avait escompté, l’on ne tarderait plus à voir s’y effriter l’influence insidieuse, selon lui, de Diane de Brézé.

Chabot de Brion alla se pencher dans le couloir pour s’assurer que personne n’épiait.

— Coisay, pouvez-vous m’assurer que nos barons ont cru, dur comme fer, que vos messages provenaient en droite ligne de la grande sénéchale ?

— Je le puis, Monseigneur. La plupart ignoraient les relations privilégiées de Mme de Brézé avec le duc d’Orléans ; mais une fois mis au fait, ils ont admis sans peine qu’elle ait pu chercher, comme eux, à favoriser ce prince.

— Leur réaction ?

— Il est un peu tôt... Ils n’ont pas eu le temps de se concerter vraiment.

— Voilà qui est parfait, se réjouit Chabot. Je vais avertir le roi au plus vite, et m’employer à tuer dans l’œuf cette révolte en tous points provoquée...

— À votre initiative, Monseigneur.

— Je vous demande pardon ?

— Je veux dire : à l’instigation de Mme de Brézé !

L’amiral sourit à belles dents. Il remit une bourse d’or à Gautier de Coisay, en remerciement de ses bons offices.

— Je sais bien, précisa-t-il, que vous n’êtes pas de ceux que l’on achète ; mais je pense que toute peine mérite salaire.

— Mon vrai salaire sera de voir cesser les persécutions contre nos frères réformés.

— Et pour cela, vous le savez, le meilleur moyen est encore d’éloigner du pouvoir la sénéchale et sa clique. Écoutez-moi bien, Coisay : ce que vous venez de faire nuira beaucoup, j’en suis certain, à la réputation de cette dame.

— Dieu vous entende !

Gautier se garda bien d’avouer au grand amiral qu’il avait de vieilles raisons, plus personnelles, d’en vouloir à Diane de Brézé. N’avait-elle pas tout fait, jadis, pour saper sa liaison avec la belle Françoise ? Une Françoise devenue, depuis, Mme Chabot de Brion...

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Un beau soleil de mars, inhabituel en Normandie, conférait au vallon comme un avant-goût de printemps. Les oiseaux repeuplaient les frondaisons de leurs chants, et les bourgeons, aux branches des pommiers, semblaient sur le point de fleurir. Nichée dans ce bocage, l’abbaye du Bec arborait fièrement sa belle église Notre-Dame – comme une cathédrale gothique en pleine campagne – et ses logis refaits à neuf. Les Bénédictins avaient orné l’ensemble de verdures en l’honneur du roi et de sa famille, venus passer ici les fêtes de Pâques.

— C’est un endroit où l’on finirait volontiers ses jours, déclara le monarque au retour d’une battue au sanglier.

— Sire, répartit le dauphin François, rien ne vous presse !

On rit de ce mot rapide, et le roi plus que d’autres, qui savait son héritier dénué de toute impatience de ce côté.

En visitant le Bec-Hellouin, François Ier entendait rendre hommage à son nouvel abbé commendataire, Jean Le Veneur, évêque de Lisieux et, par ailleurs, abbé du Mont-Saint-Michel. C’est ce prélat, symbole de la fidélité du haut clergé à la dynastie, qui lui avait sauvé sa couronne, dix ans plus tôt, en violant le secret de la confession pour dénoncer les projets félons du connétable de Bourbon5. Depuis lors, honneurs et prébendes avaient plu sur les épaules du pieux délateur, à commencer par la barrette de cardinal.

Pendant toutes ces années, Mgr Le Veneur était demeuré proche de la sénéchale de Brézé ; cela ne l’empêchait nullement d’entretenir avec le grand amiral des relations d’autant plus chaleureuses qu’elles se nourrissaient d’un intérêt partagé pour les expéditions maritimes et l’appel des ports lointains. L’un des protégés du cardinal était un navigateur de Saint-Malo, Jacques Cartier, rentré six mois plus tôt d’un voyage au-delà de Terre-Neuve – un périple à la conquête de nouvelles côtes, dont il avait rapporté, humblement, deux jeunes sauvages et beaucoup d’espoir.

— Que ne ferait-on pour vous être agréable ? murmura Philippe Chabot à l’oreille de son hôte.

— Le fait est que vous m’êtes souvent dévoué, reconnut le cardinal.

— J’ai là, dans mes bagages, le projet d’une lettre patente6, offrant à votre Malouin les moyens d’une autre expédition vers les Indes, par l’océan de l’Ouest !

— Dieu soit loué ! Pour sûr, vous m’êtes agréable ; cependant...

Le prélat plongea son clair regard dans celui, toujours fuyant, du grand amiral de France.

— Cependant, c’est d’abord au roi que vous rendez service.

— Je rends service à tout le monde, reprit l’autre. C’est ce qui me perdra !

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Le chancelier avait invité le cardinal, comme hôte et comme protecteur de Jacques Cartier, à prendre part au Conseil qui devait promulguer cette fameuse lettre patente. Le roi souhaita pleine réussite à l’entreprise. Il chargea Claude de Pontbriant, échanson du dauphin mais candidat lui-même à cette grande aventure, d’aller porter le fameux parchemin à son destinataire.

Le souverain paraissait heureux.

— Il nous reste à prier pour que M. Cartier nous rapporte, cette fois, beaucoup d’or, beaucoup de pierres, beaucoup d’épices – et un accès plus direct aux Indes !

Car c’était le rêve des souverains d’Europe : s’ouvrir enfin des voies occidentales vers ce négoce qui, depuis tant de siècles, enrichissait caravaniers arabes et navigateurs vénitiens...

On s’apprêtait à lever la séance, quand le grand amiral redemanda la parole. Sans doute voulait-il profiter de l’absence providentielle du maréchal de Montmorency pour semer le trouble à son avantage.

— Sire, annonça-t-il, je tenais à informer le Conseil que des renseignements concordants me donnent à penser que certaines franges de la noblesse bretonne auraient l’intention, dans les temps qui viennent, de prendre fait et cause pour le prince Henri, au détriment du dauphin François...

— Ces Bretons sont têtus, maugréa le monarque. Ils en ont toujours tenu pour le cadet ! C’était aussi le vœu de la feue reine...

— Au reste, si Votre Majesté le permet, je lui dirai tout à l’heure, en privé, qui je suspecte d’alimenter cette agitation.

L’amiral réalisa trop tard son imprudence.

— Et qui est-ce donc, Chabot ?

— Sire, ce ne sont pas choses à livrer au Conseil...

— Au contraire ! intervint Jean Le Veneur.

Le visage du cardinal s’était empourpré.

— Il est important, ajouta-t-il, que vous nous disiez sur qui se portent vos soupçons.

Le climat, jusque-là bon enfant, venait de basculer. D’ailleurs le prélat, comme personnellement impliqué, s’était levé de son siège. Il poursuivit.

— S’il advenait en effet, par un fâcheux malentendu, que vos soupçons se portent sur Mme la grande sénéchale, je puis d’ores et déjà vous certifier qu’elle est hors de cause.

— Je vous demande pardon ?

Philippe Chabot de Brion se trouva pris au dépourvu. Comment Le Veneur savait-il ? Le grand amiral avait-il sous-estimé ses liens avec Diane de Brézé ? Quoi qu’il en fût, cette intervention tombait au plus mal. La déclaration de Le Veneur avait produit le plus grand effet. Les conseillers scrutaient la réaction du roi.

— Expliquez-vous, Éminence, demanda-t-il au prélat.

— Volontiers, Sire.

Le cardinal se rengorgea et, avant de livrer sa charge, décocha au grand amiral un coup d’œil peu amène.

— Me croirez-vous si je vous dis qu’un Breton de mes amis – car il en est – m’est venu visiter la semaine dernière, et m’a communiqué une sorte de message, fort séditieux au demeurant, confié à son cousin germain par un messager sans nom. Or ce messager lui avait affirmé tenir ledit message des mains mêmes de Mme de Brézé. J’en ai touché un mot, forcément, à la grande sénéchale : elle n’a pu que hausser les épaules.

— Maigre défense ! hasarda le grand amiral.

— Elle m’a aussi fait observer que le billet ne portait ni son cachet, ni sa signature.

— Elle a fort bien pu en dicter le contenu sans avoir l’imprudence de le signer, ni de le cacheter...

— Non point, nenni. Elle n’a rien pu dicter du tout.

Pour Brion, la situation se corsait.

— Et pourquoi cela, je vous prie, monseigneur ?

— Tout simplement, monsieur, parce que le gentilhomme breton que Diane de Brézé appelle « cher ami » dans ce billet, est en fait l’adversaire le plus acharné qu’elle ait jamais eu ! Apprenez qu’un contentieux terrible, à propos des revenus d’une ferme normande, les oppose en justice depuis plus de quatre ans.

Le grand amiral se décomposait à vue d’œil. Le cardinal lui asséna le coup de grâce.

— Que voulez-vous, monsieur ? Les comploteurs qui veulent perdre Mme la grande sénéchale se sont trahis eux-mêmes !

L’échange s’acheva dans la confusion générale, et le grand amiral, tirant parti du brouhaha, se dit qu’il était, pour lui, fort urgent d’enterrer ce dossier piégé. Il jeta vers Le Veneur un de ces regards incrédules qu’inspirent aux obligeants les ingrats – ou les gens honnêtes aux personnes corrompues...

Les Fils de France
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