Avignon, camp de Montmorency.

C’est un jeune prince encore perturbé, choqué même par le quasi-désaveu de son père, qui avait pris, début septembre, le chemin du Sud. On n’avait pu trouver meilleur alibi pour l’éloigner un temps de la Cour que la mission d’aller inspecter le camp principal de l’armée de défense, installé par le maréchal de Montmorency aux abords d’Avignon.

— Vive le dauphin ! Vive le dauphin Henri !

Les cris des soldats, savamment orchestrés par le grand maître, accueillirent de loin le prince qui – chose aberrante – ne s’était encore jamais entendu appeler par son titre depuis la mort de son frère aîné. La surprise passée, il en conçut non seulement un plaisir assez vif, mais une gratitude qui lui brûlait le cœur avant même d’avoir aperçu le maréchal.

— Bienvenue à notre jeune maître ! se réjouit Montmorency dès qu’il fut à portée. Longue vie et prospérité à notre prince Henri, dauphin de Viennois et duc de Bretagne !

— Hourra ! s’égosilla la troupe alentour.

Décidément, l’accueil était enthousiaste. Même s’il voyait d’abord dans ce maréchal un ami de Diane et un soutien pour lui, Henri s’était attendu à recevoir, une fois de plus, les condoléances attristées et vaguement inquiètes de ce grand soldat légaliste. Au lieu de quoi il découvrait un Montmorency radieux, visiblement fier et heureux d’accueillir le nouvel héritier de la couronne de France. À la Cour, certains fâcheux n’auraient pas manqué de trouver douteuse une joie si clairement affichée.

— Aujourd’hui est un grand jour ! lança le maréchal en serrant Henri dans ses bras, sans façons. Je suis heureux de recevoir en ces lieux l’espoir vivant des Français.

Le dauphin, presque sonné d’un tel accueil, se demanda soudain si son ami n’exagérait pas.

— J’ai à vous présenter, dit-il, les salutations du roi mon père, de la reine et de ma tante, mais aussi – et c’était le seul but de ce préambule – les amitiés de Mme la grande sénéchale.

— Comment va-t-elle ? demanda Montmorency. Vous l’avez vue récemment ?

Il se trouva, dans la suite du dauphin, quelques jeunes seigneurs pour trouver que l’entrée en matière était déplacée ; on aurait dû, plutôt, évoquer peu ou prou la mort du dauphin François... Montmorency, cependant, se souciait de leur avis comme d’une guigne. Avec un entrain chaleureux et communicatif, il conduisait déjà « son » dauphin vers les lignes de retranchement établies en avant du camp.

Comme sa tante Marguerite, quelques semaines plus tôt, Henri s’extasia de la discipline et de la propreté qui régnaient dans l’immense camp.

— Je croirais voir le campement de Jules César ou de Scipion l’Africain, dit-il.

— Disons César, plaisanta Montmorency.

Et prenant le dauphin sur un ton de confidence qui donnait au jeune prince le sentiment – si rare pour lui – d’être considéré comme un adulte digne de confiance, il lui livra l’une des règles qui fondaient son action.

— C’est simple, j’ai trois grands principes. D’abord : l’ordre. Ensuite : l’ordre. Et enfin... Enfin ?

— L’ordre ! répondit pour lui le dauphin.

Ils rirent ensemble de bon cœur, et Henri se dit qu’il riait pour la première fois depuis ce funeste 10 août.

images

La nouvelle, partie d’Aubagne à midi et propagée jusqu’en Avignon à la vitesse d’un épervier, atteignit le camp de Montmorency aux heures les plus chaudes de l’après-dînée : Charles Quint, fatigué de courir après un ennemi invisible et incapable de nourrir plus longtemps des troupes affamées par l’impitoyable brûlis des Français, venait de lever le siège devant Marseille.

L’empereur se retirait ; il avait échoué dans sa nouvelle campagne contre le roi de France !

Par tout le camp, et jusque dans les retranchements éloignés, une clameur immense s’éleva. On vit les chapeaux voler dans les airs ; on entendit tirer les arquebuses – en dépit d’une interdiction formelle.

Au quartier général, le maréchal de Montmorency mit un point d’honneur à ne pas sombrer lui-même dans l’euphorie. Depuis des mois, il affirmait et répétait que sa stratégie était la bonne, et qu’elle aboutirait, tôt ou tard, au retrait de l’ennemi. Il n’allait pas, une fois accomplie sa prophétie, se donner le ridicule d’en paraître étonné.

— Ces choses-là sont comme écrites, expliqua-t-il au dauphin.

— Poursuivrons-nous les Impériaux ? demanda Henri.

— Pour les humilier, les acculer, rendre toute paix impossible ? Non ! J’ai accepté de renoncer au panache d’une bataille pour imposer ce retrait et cette pénible tactique de la terre brûlée ; je ne vais pas, au moment où mes visées se révèlent payantes, changer mon fusil d’épaule et me mettre à courir après des vaincus !

Le dauphin ne dit rien, mais Montmorency sentit bien qu’il n’avait pas emporté toute sa conviction.

— La campagne que nous venons de mener n’était pas une affaire de chevaliers, précisa-t-il. Du reste on voit où la chevalerie nous a conduits jadis : Crécy, Poitiers, Azincourt et, finalement Pavie...

— Certes... concéda timidement le plus grand lecteur d’Amadis de Gaule15.

— Alors que cette campagne-ci, Henri – c’était la première fois qu’il l’appelait « Henri » – cette guerre était une affaire de Romains. Me comprenez-vous ?

Le jeune prince sourit.

— Mouais, bougonna le maréchal. Vous gagneriez peut-être à réformer vos lectures, et à fréquenter davantage les grands Anciens...

Il pérorait volontiers.

— On m’objecte toujours l’honneur. Mais qu’est-ce que l’honneur, quand il ne sert que de consolation aux perdants ? Pardonnez-moi, mais je préfère, pour ma part, être vainqueur par l’application méthodique de principes plus modestes, plus concrets – mais tellement plus efficaces !

Le dauphin songea, tout à part lui, que l’honneur était une notion bien trop précieuse pour que l’on se permît de la mettre en balance avec une efficacité quelconque.

Les Fils de France
titlepage.xhtml
ident1_split_000.html
ident1_split_001.html
ident1_split_002.html
ident1_split_003.html
ident1_split_004.html
ident1_split_005.html
sommaire.html
pre2.html
pre3.html
p1.html
p1chap1_split_000.html
p1chap1_split_001.html
p1chap2_split_000.html
p1chap2_split_001.html
p1chap2_split_002.html
p1chap2_split_003.html
p1chap2_split_004.html
p1chap2_split_005.html
p1chap3_split_000.html
p1chap3_split_001.html
p1chap3_split_002.html
p1chap3_split_003.html
p1chap3_split_004.html
p1chap3_split_005.html
p1chap3_split_006.html
p1chap4_split_000.html
p1chap4_split_001.html
p1chap4_split_002.html
p1chap4_split_003.html
p1chap4_split_004.html
p1chap4_split_005.html
p1chap4_split_006.html
p1chap5_split_000.html
p1chap5_split_001.html
p1chap5_split_002.html
p1chap5_split_003.html
p1chap5_split_004.html
p1chap5_split_005.html
p1chap5_split_006.html
p1chap6_split_000.html
p1chap6_split_001.html
p1chap6_split_002.html
p1chap6_split_003.html
p1chap6_split_004.html
p1chap6_split_005.html
p1chap6_split_006.html
p1chap6_split_007.html
p1chap6_split_008.html
p1chap7_split_000.html
p1chap7_split_001.html
p1chap7_split_002.html
p1chap7_split_003.html
p1chap7_split_004.html
p1chap7_split_005.html
p1chap8_split_000.html
p1chap8_split_001.html
p1chap8_split_002.html
p1chap9_split_000.html
p1chap9_split_001.html
p1chap9_split_002.html
p1chap9_split_003.html
p1chap10_split_000.html
p1chap10_split_001.html
p1chap10_split_002.html
p1chap10_split_003.html
p1chap10_split_004.html
p1chap10_split_005.html
p1chap10_split_006.html
p1chap10_split_007.html
p1chap11_split_000.html
p1chap11_split_001.html
p1chap11_split_002.html
p1chap11_split_003.html
p1chap11_split_004.html
p1chap11_split_005.html
p1chap12_split_000.html
p1chap12_split_001.html
p1chap12_split_002.html
p1chap12_split_003.html
p1chap12_split_004.html
p1chap13_split_000.html
p1chap13_split_001.html
p1chap13_split_002.html
p1chap13_split_003.html
p1chap13_split_004.html
p1chap13_split_005.html
p1chap13_split_006.html
p1chap13_split_007.html
p1chap13_split_008.html
p1chap14_split_000.html
p1chap14_split_001.html
appen4.html
appen5.html
appen6.html
cover.html