Meaux, La Ferté-sous-Jouarre.
C’est avec naturel, sans se faire violence, que le dauphin Henri s’était coulé dans la peau d’un chef de guerre. Mais il restait conscient de sa relative inexpérience, et déplorait à chaque instant l’absence du grand Montmorency. Lui aurait su comment piéger l’ennemi, où l’amener, quand le surprendre... Lui aurait eu, d’instinct, l’intuition des décisions à arrêter. Seulement un concours indigne de cabales de cour avait eu raison de son génie ; le roi aimait mieux se priver du plus grand capitaine de son temps, qu’avoir à subir les plaintes incessantes de sa maîtresse et de son entourage... Dans les heures qui venaient, la France allait, peut-être, le payer cher.
Charles Quint savait bien qu’il n’aurait pas, dans cette campagne, à redouter le sens tactique et stratégique du connétable ; et l’audace de ses positions le prouvait amplement. Engagé loin dans la vallée de la Marne, l’empereur avait cependant fini par trouver des Français sur son chemin ! On l’avait informé que l’armée postée là, entre Meaux et La Ferté-sous-Jouarre, était commandée par le jeune dauphin en personne. Et si cela n’avait pas empêché Sa Majesté Très Catholique de prier en paix, du moins cette concentration de troupes lui avait-elle donné à réfléchir : donc il ne fondrait pas sur Paris, et prendrait plutôt la tangente...
— C’est curieux, avait alors confié le dauphin à Brissac, à Aumale – à tous ceux qui, fidèles, l’entouraient dans ce moment décisif – c’est curieux mais on dirait que l’empereur nous craint... Ou plutôt, qu’il ne dispose pas, face à nous, de la plénitude de ses moyens.
C’était supérieurement juger. Car en vérité, Charles Quint était à bout de forces. Ses troupes, fatiguées, affamées, désunies, n’attendaient que la première occasion pour s’égailler. Surtout, elles n’étaient plus payées. On le savait à Saint-Maur, l’empereur ayant pris la peine de signaler à sa sœur, la triste reine Éléonore, qu’il n’aurait plus longtemps la force de s’opposer à une solution négociée. Mais on s’était bien gardé de répercuter la nouvelle à Meaux.
— Je crois que cette armée est plus impressionnante que réellement dangereuse, n’en concluait pas moins Henri, de plus en plus pénétrant dans ses analyses. Messieurs, j’ai l’honneur de vous annoncer que nous allons attaquer bientôt.
— Bonne nouvelle ! avait approuvé Brissac soutenu du reste par le jeune comte d’Enghien qui rentrait de Piémont, auréolé de sa victoire à Cérisoles.
Henri prépara l’offensive cruciale. Il avait mis toutes les chances de son côté et, tablant sur le dévouement encore juvénile d’un brillant état-major, s’apprêtait à stopper l’avancée impériale, à saigner les troupes de Charles Quint, à libérer le royaume et à créer les conditions d’un traité plus que favorable à la France. Cette fois, Henri tenait sa victoire – mieux : son triomphe. Et si tout se passait comme il croyait pouvoir l’envisager, il pourrait d’ici peu se présenter à Chantilly pour déposer aux pieds de son maître, Montmorency, le glorieux tribut de leçons bien comprises.
Seulement, il n’était pas le seul à préparer l’avenir... À Saint-Maur, la perspective d’un triomphe du dauphin effrayait bien du monde – à commencer peut-être par le roi lui-même. Poussé par une duchesse d’Étampes aux abois, soutenu par une reine obsédée par la nécessité d’une paix renouvelée avec son frère l’empereur, l’amiral d’Annebault avait fini par prendre la route de Soissons. Il devait rencontrer Charles Quint en l’abbaye Saint-Jean-des-Vignes. C’était le 12 septembre. Le 15, une trêve se négociait ; le 16 elle était décidée. Et le 18 septembre 1544, on allait signer à Crépy-en-Laonnois une paix étonnante, sans précédent depuis le « honteux traité de Troyes » – paix entièrement défavorable à la France, et qui, de plus, revenait à privilégier dans l’avenir le prince Charles, duc d’Orléans, au détriment des intérêts légitimes de son frère aîné Henri !
Plus que jamais, les intrigues de cour venaient de supplanter, dans la décision royale, les intérêts de l’État.
Dans son camp, à Meaux, le dauphin s’apprêtait à passer une ultime revue de ses troupes, quand un messager royal lui apporta, dans un même pli, la nouvelle de cette drôle de paix, et l’ordre de plier bagages et de faire route, à marche forcée, vers Boulogne et les Anglais.
Henri relut le message trois ou quatre fois, d’abord sans bien comprendre ; puis en ne comprenant que trop. Ses traits se figèrent. Il blêmit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le comte d’Aumale, toujours un peu indiscret.
— Rien, répondit le prince.
— Je puis lire ?
— Non. Non, ce ne sont pas des choses à montrer.
Une douleur violente venait d’atteindre Henri en plein dans l’estomac. Il grimaça. Il se dit qu’il aurait préféré – mille fois – que cette douleur lui fût procurée par une lance ennemie, plutôt que par cette missive portant le paraphe de son père abusé par des mécréants.
Le dauphin, essayant de repousser loin de lui cette amertume qui le dévorait, se jura bien que, tôt ou tard, il réglerait leur compte aux vilains.