Château de Châtellerault.

Le lundi 13 juin, à sept heures du soir, le roi fit une entrée magnifique au château de Châtellerault. La cour d’honneur accueillait un pavillon circulaire de toile brodée, tenu par un grand mât central. L’intérieur, couvert et tendu de tapis et tapisseries dont les fils d’or étincelaient déjà sous une myriade de flambeaux, accueillait des joueurs de trompettes, tambourins, fifres, hautbois, doucines5 et flûtes. Leur symphonie retentit au moment où le monarque franchissait l’entrée, accompagné du duc de Clèves, du dauphin et – quoique sa disgrâce fût consommée – du connétable de Montmorency, en tant que grand maître.

Les seigneurs et les dames, resplendissant de fastueux atours, firent un triomphe au futur marié qui, lui-même richement vêtu, la mine altière et le regard noble, aurait pu aisément passer pour un prince charmant. Seulement, l’épouser entrait moins que jamais dans les vues de la jeune promise...

Les échos du premier bal, vite engagé, remontèrent jusqu’à la chambre de l’infante qui, par une fenêtre ouverte, contemplait tristement la Vienne scintillant au soleil déclinant. De grosses larmes, presque sèches à présent, avaient dessiné comme des ridules sur les joues encore tendres de cette princesse à peine sortie de l’enfance.

— Jeanne, intervint sa mère, il faut vous préparer ; nous allons être en retard !

L’infortunée fiancée ne put retenir tout à fait un haussement d’épaules. Elle se laissa conduire à sa toilette, et garnir les cheveux de fleurs de nacre minuscules, et nouer sur les bras une infinité de petits rubans jaunes d’or qui prenaient l’apparence de roses. Elle soupirait comme une condamnée aux marches du supplice, et jetant par moments, vers la reine de Navarre, des regards lourds de reproche, s’apprêtait à se sacrifier sur l’autel de la lâcheté parentale.

— Vous êtes si belle ! hasarda la bonne Aimée de Lafayette.

Jeanne ne releva pas. Quant à Marguerite, elle souffrait d’avoir à jouer un double jeu...

Par précaution, elle n’avait pas mis l’intéressée dans la confidence. Il valait mieux, pour que Jeanne fût crédible, qu’elle ignorât tout des plans de ses parents. Aussi Marguerite lui avait-elle caché sa congestion récente, et sa demi-cécité. Elle feignait, comme son mari, d’avoir pris son parti d’une alliance d’abord redoutée ; même, elle était allée jusqu’à menacer sa fille de la faire fouetter si elle résistait !

Autant dire qu’elle prenait le risque, en cas de mort prématurée, de passer pour marâtre aux yeux de la postérité et – pis encore – de sa propre fille. Comment Jeanne aurait-elle pu deviner tout cela ?

— Je me sens si seule, ce soir ! gémit l’infante.

— Cessez un peu de vous lamenter sur vous-même, gronda Marguerite ; après tout, nous avons obtenu, votre père et moi, que le mariage ne soit pas consommé tout de suite...

— Il le sera plus tard !

Le regard brouillé de l’infante foudroya celui de sa mère dans le miroir vénitien.

— Et je sais que ce n’est pas vous, ni mon père d’ailleurs, qui avez obtenu ce pis-aller ; c’est mon oncle lui-même.

— C’est votre oncle, mais à notre demande...

Cette fois, Jeanne ne se gêna pas pour hausser les épaules. Marguerite, blessée, esquissa le geste de la gifler.

Quatre seigneurs, vêtus trop sobrement pour se confondre avec les convives, entrèrent à ce moment dans la chambre. Marguerite fit semblant d’en être surprise – mais en vérité c’est elle qui, par l’entremise d’Aimée, avait soufflé cette initiative à sa fille.

— Je vais dicter, devant ces témoins, ma rétractation22 dans les formes, asséna l’adolescente.

— Vraiment, est-ce bien raisonnable ? affecta de s’inquiéter la mère, fière en son for intérieur de la pugnacité de Jeanne.

— Eh bien non, ce n’est pas raisonnable. Mais c’est absolument nécessaire. Êtes-vous prêt ? demanda-t-elle au secrétaire qui, déjà, trempait sa plume.

Marguerite s’écarta pour sourire à son aise ; sa fille dicta.

— Nous, Jeanne d’Albret, infante de Navarre, tenons à déclarer devant témoins que le consentement que nous donnerons ce soir nous a été arraché par force et contrainte et qu’il est donc vicié dans son principe...

— Après « devant témoins » ? demanda le secrétaire, perdu.

L’adolescente souffla, secoua la tête ; pourquoi fallait-il qu’elle fût seule, seule à se battre contre la terre entière ?

images

C’est entre son père, le roi Henri, et sa mère, la reine Marguerite, et suivie de seigneurs et de dames de la cour de Navarre, que Jeanne fit son entrée sous le pavillon nuptial. Le bal venait de s’achever et l’assistance, tant française qu’allemande, cessa de bavarder. Mais le silence ne s’installa pas vraiment. Comme Jeanne, à peine plus présente que lors des présentations au Plessis, ne faisait guère d’efforts pour se rapprocher de son époux désigné, le roi François n’hésita pas à s’avancer vers elle ; la prenant alors par la main, il la conduisit jusqu’au duc de Clèves qu’il empoigna de l’autre côté. Il les tenait ainsi tous deux, mais ne prit pas le risque de réunir leurs mains...

— Ma nièce, dit-il au duc, n’est pas seulement une belle jeune fille ; elle apprécie, comme sa chère mère, la poésie et la musique...

— Fort bon, répondit le duc de Clèves dans son français approximatif.

Jeanne affectait de les ignorer tous deux : un semi-sourire figé aux lèvres, elle donnait le sentiment d’une folle déguisée en princesse, et qu’on eût lâchée dans une réception pour en amuser l’assistance. Du reste, le public avait senti que l’événement ne serait pas pleinement vécu ; et déjà les conversations reprenaient leur train.

— Jeanne, vous pourriez peut-être dire quelque chose, s’impatienta François.

— Fort bon, dit-elle.

L’oncle comprit qu’il n’en tirerait rien. Il les mena donc, tous deux, vers le cardinal de Tournon, chargé ce soir-là de recueillir les consentements en prévision de la cérémonie du lendemain. Le fiancé se prêta de bonne grâce à la formalité, et quand le prélat lui demanda s’il voulait prendre Jeanne pour épouse, répondit bien nettement.

Ja wohl !

C’est ensuite que les choses se gâtèrent...

— Et vous, madame Jeanne, acceptez-vous de prendre pour époux le prince Guillaume de La Marck, duc de Clèves, de Juliers, de Gueldre ?

L’infante n’abandonna pas son étrange sourire, mais elle ne dit mot.

— Répondez, madame, je vous en conjure...

— Allons, Jeanne ! insista son oncle.

Le roi de Navarre, Henri d’Albret, crut de son devoir d’intervenir.

— Le cardinal, je crois, vous a posé une question.

Jeanne redevint grave ; elle décocha un regard noir à son père.

— Pas vous ! dit-elle seulement.

— Je vais reposer la question, tenta Mgr de Tournon avec un embarras confinant à la panique. Jeanne, songez à l’honneur, au devoir, à votre position. Acceptez-vous, oui ou non, de prendre pour époux...

— Ah, ne me pressez point !

— Enfin, madame, je...

— Ne me pressez point.

Personne ne put en obtenir davantage. Et tandis que les danseurs reprenaient le bal d’un air un peu déconfit, l’on vit la délégation navarraise quitter le pavillon avec un sentiment de gêne et de fierté mêlées.

Jusqu’où, se demandait-on, cette incroyable enfant pourrait-elle tenir tête à tant de puissances coalisées ?

images

Le connétable de Montmorency connaissait, depuis des mois maintenant, les vexations cuisantes de cette défaveur qui, dans les cours, précède la disgrâce. Homme de pouvoir et d’influence, il vivait fort mal cet état de quasi-relégation. Sans ses obligations protocolaires et s’il n’avait craint, en désertant la place, de laisser le champ libre à des ennemis dangereux pour lui et les siens, il eût, depuis un an déjà, quitté la Cour pour de bon. Son seul motif de satisfaction avait été la déchéance publique de l’amiral de Brion ; encore les effets de la sentence avaient-ils été atténués sous l’influence de la duchesse.

À présent, ce mariage venait couronner le retournement d’alliance, la marche à la guerre et, plus que l’échec, l’effondrement de toute sa politique. La présence, aux places d’honneur, de ses vieux ennemis Tournon et d’Annebault, entre autres, soulignait assez à quel point la roue avait tourné. Tout – jusqu’au temps radieux, jusqu’à l’étalage de ses plaques et cordons devenus dérisoires – tout concourait à son déplaisir.

— Eh bien, maréchal, lui lança le dauphin avant la messe nuptiale. Vous me semblez songeur...

— Ah, Henri !

Il le serra sur sa large poitrine, comme le seul ami qu’il eût encore en cette Cour.

— Je songeais simplement que c’est une cruauté bien grande que m’inflige votre père, en m’obligeant d’assister au triomphe de mes ennemis dans le conseil. Si l’on m’avait dit qu’un jour que je devrais donner ma caution à un Tournon !

— Le roi ne voit peut-être pas les choses ainsi, temporisa le dauphin. Je sais qu’il vous apprécie...

— Conjuguez cela au passé, Monseigneur, et dites qu’il m’appréciait. Trop de gens ont parlé, maintenant. Trop de voix m’ont assassiné... À propos, je ne vois pas votre grande sénéchale...

Assimiler Diane de Poitiers au concert des assassins était sûrement injuste de la part de Montmorency. Mais il entendait souligner par là les esquives de la dame, et ses évitements depuis qu’il était moins en cour.

— Pardonnez-moi, coupa le dauphin, je crois que c’est moi que l’on cherche.

Tandis qu’il s’éloignait, Montmorency se dit que ce jeune prince, vers lequel le ramenaient pourtant des bouffées de tendresse, ferait un jour un souverain aussi fuyant que ses pairs... Il entra sous le pavillon, mué en chapelle pendant la nuit, et tapissé maintenant de drap d’or, de velours cramoisi et des armes mêlées de Clèves et de Navarre.

L’usage aurait voulu qu’il n’entrât qu’en dernier, après la Cour et les ambassadeurs, avec le roi et ses grands officiers. Mais il savait que nul ne s’offusquait plus de le voir prendre la tangente – bien au contraire.

C’est le dauphin qui conduisit le duc de Clèves à l’autel ; quant à l’irréductible Jeanne, elle finit par apparaître au bras de sa mère. « Pauvre enfant ! » songea Montmorency en la découvrant affublée, comme une relique de procession, d’un monceau d’étoffes richissimes : double jupe tissée d’or et brodée de pierreries énormes, manteau immense de gros velours violet fourré d’hermine – par cette chaleur ; sans oublier, au crâne, une pesante couronne constellée de diamants.

Le duc de Clèves, galanterie ou discipline, vint chercher sa promise assez loin dans l’allée ; et sans attendre, il lui passa au doigt une pierre de dimensions étonnantes. Jeanne ne réagit pas plus que s’il lui avait remis un morceau de nougat... Montmorency, qui se trouvait près de là, entendit même l’infante marmonner des mots déplaisants.

Or, feignant d’être entravée par ses jupes trop lourdes et par son encombrant manteau, Jeanne s’immobilisa. Un frémissement parcourut l’assistance.

— Qu’attend-elle ? demanda le roi François d’une voix un peu trop forte.

Le cardinal de Tournon eut un étourdissement ; il dut se tenir à l’autel pour garder son équilibre. Henri d’Albret fit signe à sa femme d’entraîner leur fille ; Marguerite esquissa donc le geste ; mais elle se fit rabrouer méchamment. Et cette fois, la Cour murmurait.

— Il suffit, décréta le roi en remontant de quelques pas dans l’allée.

Avisant soudain le connétable, il le héla comme un valet.

— Eh bien, que ne la portes-tu ? ordonna-t-il du ton le plus désinvolte.

Montmorency sentit bien que le monde, autour de lui, s’écroulait sans appel. Indigné, le souffle court, il ne vit pas comment échapper à ce commandement. Alors il s’approcha de l’infante Jeanne, la prit de force dans ses bras et, comme une poupée désarticulée, la conduisit péniblement jusqu’à l’autel, jusqu’aux pieds de Tournon, l’ennemi dont il était devenu, sur un mot – aux yeux de tous – le serviteur ! C’était à hurler...

Le chef vaincu venait de livrer au vainqueur le tribut de sa victoire. Ainsi, non seulement ce mariage allait sceller la fin de l’ère Montmorency, mais elle marquerait la date de son retrait définitif de la cour de François Ier.

1- On ne disait pas, alors, « beau-frère » ou « belle-sœur ».

2- Mme de Bourdeilles était la mère du fameux Brantôme.

3- Il s’agit d’une assemblée souveraine à laquelle étaient soumis certains actes importants des rois de Navarre.

4- Circonstance.

5- Trompette.

Les Fils de France
titlepage.xhtml
ident1_split_000.html
ident1_split_001.html
ident1_split_002.html
ident1_split_003.html
ident1_split_004.html
ident1_split_005.html
sommaire.html
pre2.html
pre3.html
p1.html
p1chap1_split_000.html
p1chap1_split_001.html
p1chap2_split_000.html
p1chap2_split_001.html
p1chap2_split_002.html
p1chap2_split_003.html
p1chap2_split_004.html
p1chap2_split_005.html
p1chap3_split_000.html
p1chap3_split_001.html
p1chap3_split_002.html
p1chap3_split_003.html
p1chap3_split_004.html
p1chap3_split_005.html
p1chap3_split_006.html
p1chap4_split_000.html
p1chap4_split_001.html
p1chap4_split_002.html
p1chap4_split_003.html
p1chap4_split_004.html
p1chap4_split_005.html
p1chap4_split_006.html
p1chap5_split_000.html
p1chap5_split_001.html
p1chap5_split_002.html
p1chap5_split_003.html
p1chap5_split_004.html
p1chap5_split_005.html
p1chap5_split_006.html
p1chap6_split_000.html
p1chap6_split_001.html
p1chap6_split_002.html
p1chap6_split_003.html
p1chap6_split_004.html
p1chap6_split_005.html
p1chap6_split_006.html
p1chap6_split_007.html
p1chap6_split_008.html
p1chap7_split_000.html
p1chap7_split_001.html
p1chap7_split_002.html
p1chap7_split_003.html
p1chap7_split_004.html
p1chap7_split_005.html
p1chap8_split_000.html
p1chap8_split_001.html
p1chap8_split_002.html
p1chap9_split_000.html
p1chap9_split_001.html
p1chap9_split_002.html
p1chap9_split_003.html
p1chap10_split_000.html
p1chap10_split_001.html
p1chap10_split_002.html
p1chap10_split_003.html
p1chap10_split_004.html
p1chap10_split_005.html
p1chap10_split_006.html
p1chap10_split_007.html
p1chap11_split_000.html
p1chap11_split_001.html
p1chap11_split_002.html
p1chap11_split_003.html
p1chap11_split_004.html
p1chap11_split_005.html
p1chap12_split_000.html
p1chap12_split_001.html
p1chap12_split_002.html
p1chap12_split_003.html
p1chap12_split_004.html
p1chap13_split_000.html
p1chap13_split_001.html
p1chap13_split_002.html
p1chap13_split_003.html
p1chap13_split_004.html
p1chap13_split_005.html
p1chap13_split_006.html
p1chap13_split_007.html
p1chap13_split_008.html
p1chap14_split_000.html
p1chap14_split_001.html
appen4.html
appen5.html
appen6.html
cover.html