Château d’Ecouen.

Un escadron de cavaliers déchaînés surgit de la haute futaie en poussant de furieux cris de guerre. Les écuyers, jeunes, sveltes, étaient vêtus de manteaux courts et sombres – à l’exception d’un seul qui, bien plus âgé, plus corpulent aussi, arborait un long caban blanc passementé de noir, col et manchettes en vison. Car même dans ses délassements familiers, Montmorency manifestait quelque singularité... Les fougueux amis du dauphin, François d’Aumale en tête, entraînaient volontiers le connétable dans ces chevauchées endiablées à travers son domaine d’Ecouen. N’était-ce pas l’esprit des campagnes de Picardie et du Piémont qu’ils convoquaient à leurs jeux virils ? Déjà ils remontaient, bride abattue, vers les terrasses.

— Prince ! cria Jean de Dinteville18, ennemi droit devant !

En fait d’ennemis, le roué désignait tout un aréopage de jeunes femmes accortes et printanières, conviées par le maître des lieux à venir égayer Ecouen de leurs papillonnages. Elles s’étaient aventurées sur le haut de la perspective, dans l’espoir d’admirer l’adresse à cheval de leur hôte et de ses amis.

— Et ta chevalerie, Dinteville ?

Des valets se présentèrent pour tenir les montures, tandis que les jeunes seigneurs, prenant chacun dans ses bras l’une des demoiselles, faisaient la course vers le château. C’est le dauphin Henri, comme souvent dans ces jeux de force, qui l’emporta.

— Vous êtes trop fort, déclara Melle de Lestrange. Pour votre peine, vous aurez un gage.

Et sans se soucier d’aucune étiquette, elle baisa gentiment le dauphin sur le bout du nez.

Dans la demeure elle-même, c’est une armée d’une autre sorte qui s’activait sans trêve : marbriers, sculpteurs, vitriers, s’échinaient presque nuit et jour à transformer la résidence d’agrément du connétable en un palais des nymphes. Les décors imaginés pour plaire à leur commanditaire avaient en commun la galanterie, la féminité, pour ne pas dire une certaine licence... Par exemple, si les poignées de portes empruntaient leur tête à certaines jouvencelles, c’est plutôt leur poitrine qui ornait les frontons des verrières !

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Entre deux courses endiablées, le connétable mettait à profit la gaieté ambiante pour prolonger, d’autre manière, les leçons qu’il entendait prodiguer au dauphin. Ce soir-là, il entraîna son disciple vers la grande volière aux hérons, édifiée du côté des serres. Il avait convenu d’y retrouver Diane de Brézé. D’ailleurs elle paraissait les attendre ; en les apercevant de loin, elle leur fit signe de presser le pas.

— Voyez, dit-elle en désignant un des oiseaux, comme ce vieux héron, dans le coin, s’y prend pour pêcher les poissons. Ah, trop tard ! Vous n’avez pas été assez rapides...

C’est qu’un ruisseau poissonneux serpentait dans la cage, offrant aux hérons du maréchal tous les plaisirs de la pêche à domicile.

— Notre jeune prince, dit Montmorency, me demandait tout à l’heure dans quel état j’avais trouvé Moncalieri.

— Le lui avez-vous dit ?

— Je vous attendais, ma chère Diane...

Le dauphin fronça légèrement les sourcils. L’autre reprit.

— Me croirez-vous, monseigneur, si je vous dis que j’ai revu mademoiselle Duci ? Euh... Filippa, je crois...

Le jeune prince rougit jusqu’aux oreilles. Désignant Diane d’un regard, il en appela, le plus allusivement possible, à la discrétion de son ami. Mais celui-ci passa outre.

— Enfin, ne voulez-vous pas savoir comment elle se porte ?

— Il... Je ne suis pas sûr que cela intéresse Mme la sénéchale...

— Je suis au courant de tout, dit Diane en souriant si fort qu’elle acheva de déconcerter le jeune homme.

Le connétable de Montmorency faisait mine de chercher un colimaçon à jeter aux oiseaux.

— Ces gaillards-là se font rares, dit-il. Que disais-je ? Ah oui : Filippa Duci !

— Mon cousin...

— Eh bien j’ai l’honneur, monsieur, de vous apprendre qu’elle est dans une position avantageuse.

— Tant mieux.

Diane de Brézé insista.

— Vous n’avez pas bien entendu, Henri. Votre Filippa est enceinte ! Enceinte de cinq mois maintenant.

Le dauphin demeura interdit, comme frappé par la foudre. Puis, émergeant peu à peu de son ébahissement, il se mit à sourire et à rire, à rire comme un homme soulagé.

— Y serais-je pour quelque chose ?

— C’est en tout cas ce que la demoiselle affirme, confirma Diane, heureuse. Elle porte votre enfant, Henri – votre premier enfant !

De l’incrédulité à la joie, de la stupéfaction à l’euphorie, le fils aîné du roi de France passa par tous les stades d’une surprise merveilleuse.

— Alors... Vous voulez dire... Enfin...

— Oui ! confirma le connétable.

Et il serra dans ses bras celui qu’il regardait, chaque jour un peu plus, comme son propre fils.

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À Ecouen, la chambre occupée par Diane était bien plus riche, bien plus raffinée, que celles dont elle disposait dans ses propres demeures. Tentures de fils précieux, émaux, verrières peintes de vives couleurs... Cette belle pièce embrassait, par-delà de vastes terrasses, toute une partie de la plaine de France. Parfois le matin, plutôt que de rester assise à sa toilette, la grande sénéchale se faisait coiffer devant une croisée ouverte, pour profiter tout à la fois de cette vue, si prenante, et de la brise matinale.

— Monseigneur le dauphin de Viennois ! annonça la camériste.

Diane sourit à Henri. Elle le dévisagea, comme souvent, et lui trouva l’air fatigué ; assez étrangement, sa beauté mâle – quoique juvénile encore – s’en trouvait renforcée.

— Madame, j’ai cueilli tout cela pour vous !

Et il posa, de façon un peu brusque, un gros bouquet de fleurs champêtres sur une table, au bout du lit. Une femme de chambre allait s’en emparer quand sa maîtresse intervint.

— Non ! dit-elle. Cela, je m’en occuperai moi-même. Laissez-nous.

Les femmes s’égaillèrent aussitôt comme une volée de moineaux. L’adolescent, tout heureux de cette intimité provoquée, s’approcha de Diane et, comme chaque matin, lui baisa la main. Mais cette fois, il en conserva les doigts tout fins, si fragiles, dans les siens. Elle fit mine de n’y attacher aucune importance.

— Vous, dit-elle, vous me faites l’effet d’un jeune prince qui n’aurait pas fermé l’œil de la nuit.

— Tout juste, répondit Henri avec, dans le regard, comme un petit éclair de défi.

— L’effet, aussi, d’un garçon peu sérieux, et qui aurait bu.

Il rit.

— Si peu, madame, je vous assure.

Il la contemplait avec un bonheur plein, naïf, évident – étrangement engageant. Diane retira doucement sa main. Henri lui donnait le sentiment d’avoir mûri de plusieurs années en quelques heures. Elle se leva et ferma la fenêtre.

— Serait-ce la paternité qui vous confère de l’assurance ?

L’adolescent ne répondit pas. Mais il saisit le gros bouquet des champs et le jeta, d’un mouvement ample, sur le lit de sa dame.

— Oh ! fit Diane.

Elle avait senti que, désormais, tout allait être différent.

— Que faites-vous ? demanda-t-elle alors qu’il déboutonnait, tranquillement, son pourpoint.

— C’est vous, dit-il, qui m’avez appris à dédaigner les questions évidentes.

Il était à présent en chemise, et dégrafait son haut-de-chausse.

— Henri, vous n’allez pas m’obliger à appeler, n’est-ce pas ?

— Appelez, madame, si vous l’osez !

Il y avait, dans son sourire, une part de défi certaine – mais elle n’était rien, comparée à la part de confiance.

Elle-même, quoique inquiète, sans doute, ne pouvait s’empêcher de le trouver drôle – si drôle pour une fois...

— Henri, voulez-vous cesser cette provocation ! gronda-t-elle en se retenant de rire.

La situation lui échappait grandement. Lui, n’avait plus sur le corps que sa paire de bas – des bas blancs qu’il retira lentement, langoureusement, comme aurait pu le faire une fille de mauvaise vie.

— Henri, voyons !

L’adolescent marchait à présent vers elle, la mine épanouie et le sexe de même. La dame respirait fort ; elle était sur ses gardes, mais elle le laissa venir, la toucher, l’enlacer. Elle l’aida même un peu à la porter sur le lit, parmi les fleurs ; elle l’aida délibérément à la dénuder à son tour... Sa terreur devait être qu’on les surprît ; elle le lui dit ; il s’interrompit pour aller fermer, au verrou, les deux portes de la chambre. Alors, à sa stupéfaction, c’est elle qui l’appela, et de manière impérieuse encore.

— Viens ! demanda-t-elle. Viens vite !

— Diane...

Il l’appelait par son prénom pour la première fois.

Le jeune dauphin remonta sur le lit, saisit quelques fleurs et les passa sur le corps haletant de sa belle. Soulignant le galbe du ventre. Effleurant son sexe huilé, parfumé.

— Je voudrais, déclama-t-il gravement, avoir autant de mains qu’il y a de fleurs dans ce bouquet, autant de lèvres qu’il y a de pétales sur ces fleurs, pour vous couvrir de mes caresses, pour vous engloutir sous mes baisers.

— On dirait du Marot. Un Marot ivre...

Ils rirent. Elle n’attendait plus que son étreinte juvénile et forte, et avide... Comme si toute cette vie de soins, d’attentions, de privations, trouvait un sens, enfin, dans ce qui paraissait en nier le sens.

— Je m’offre à toi ! dit-elle au jeune prince en lui dévorant les lèvres, le cou, les épaules ; en lui labourant le dos de ses ongles.

— Ma Diane...

— Ô Henri !

Pour lui, ce matin-là fut un retour à la vie. Pour elle, comme une seconde naissance. Et puis – mais cela devait rester secondaire – comme une marche de plus vers le sommet.

1- Voir La Régente noire.

2- Environ onze mètres.

3- Voir La Régente noire.

4- Grande cuiller en bois.

5- Ce sont ici des lettres de recommandation.

Les Fils de France
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