Château de Fontainebleau.

— Comme je suis heureuse que vous passiez me voir !

La duchesse d’Étampes fit entrer Françoise de Longwy, amirale de Brion, dans son boudoir doré. La malheureuse traversait des temps difficiles. Sur les instances du connétable et de ses agents, son mari, Philippe Chabot, avait été traduit en justice pour ses multiples prévarications ; on lui reprochait notamment d’avoir touché des pots-de-vin du Portugal, sur le dos des armateurs français.

— Madame, dit la visiteuse éplorée, je ne sais comment vous remercier de tous vos bons offices...

— Laissez cela. La disgrâce qui frappe votre mari m’atteint personnellement. En essayant d’adoucir vos peines, ce sont mes propres intérêts que je défends.

Anne de Pisseleu était là dans son meilleur rôle : la négation de ses mérites au bénéfice de sa supposée modestie. Elle se laissa tomber sur un lit de repos, où la rejoignit dans l’instant un petit singe au pelage gris tirant sur le vert.

— Qui aurait pu prédire, gémit Mme de Brion, que mon mari serait ainsi inquiété, puis traduit en justice ?

— Moi, j’aurais pu vous le dire. Du reste, je l’avais prévenu ! Notre grand amiral s’est montré imprudent, ma bonne...

Le petit singe jouait avec le très long collier de la favorite. Il affectait d’en détailler chaque perle, comme un joaillier sourcilleux. L’amirale se dérida un peu à le voir faire ; puis son rictus se déforma et elle fondit en larmes.

— Sans vous, madame, je serais bientôt à la rue, pleurait-elle.

— Allons, vous n’allez pas vous laisser démonter.

— Pardon, madame, oh pardon de vous donner ce spectacle !

La maîtresse en titre fit asseoir auprès d’elle son amie dolente.

— Je vous promets de tout faire pour obtenir que les juges ne se montrent pas trop sévères, lui confia-t-elle. J’ai beaucoup travaillé le roi en ce sens, et je puis vous assurer que j’ai bon espoir.

— Le roi, madame ? Mais ce maudit connétable l’a braqué contre nous ! Je l’ai croisé en venant, dans toute sa suffisance...

— Ne vous y fiez pas, susurra la duchesse. Quand vous l’avez vu, tout à l’heure, Montmorency ne se rendait chez le roi que pour s’y faire laver la tête. Voyez-vous, il semblerait qu’il a commis l’erreur de s’en prendre à la seule personne que Sa Majesté protégera toujours : sa sœur Marguerite !

— Mais pourquoi ce monsieur de Montmorency s’acharne-t-il ainsi contre nous ?

— Parce qu’il y est poussé par la vieille sénéchale, pardi ! Voilà pourquoi...

Le singe avait entrepris de se parer lui-même d’un bout du collier, qu’il enroulait soigneusement autour de son buste. Anne le laissa faire, moins par négligence qu’en vertu d’une indulgence envers la coquetterie...

— Vous verrez que ce fieffé coquin – il est mon ennemi autant que le vôtre – finira par chuter tout seul. Il a fait croire au roi que l’empereur lui donnerait Milan, alors qu’il savait pertinemment qu’il n’en serait rien. Montmorency est devenu l’agent stipendié de l’Empire au sein du Conseil, ma chère. Et cela, Sa Majesté ne saurait le tolérer longtemps.

La visiteuse observait la duchesse avec les sentiments imprécis d’une femme trop secouée par l’urgence pour se permettre de tabler sur l’avenir. Anne poursuivait.

— Vous voulez que je vous dise où finira ce bandit ?

Françoise acquiesça.

— Au bout d’une corde !

En prononçant ces mots, Anne de Pisseleu avait frappé de toutes ses forces sur une petite table. Le singe, effrayé, voulut se sauver. Mais le collier dont il s’était paré le retint. Alors le petit animal tira sur le fil et le cassa : les perles, tombant en pluie, allèrent rouler partout dans la pièce.

— Mon Dieu ! lâcha Françoise de Brion.

Les deux jeunes femmes s’agenouillèrent pour récupérer les joyaux qui s’étaient glissés dans les coins, sous les meubles et même entre certaines lames du vieux parquet. L’amirale en réunit toute une poignée qu’elle tendit avec précaution à la duchesse. Alors celle-ci eut l’élégance de repousser sa main.

— Gardez-les, dit-elle. Elles vous seront plus utiles qu’à moi...

images

Un tronc entier, couché sur un lit de braises incandescentes, flambait dans la cheminée. Les vitraux verdâtres, cloisonnés de plomb, filtraient un jour de mars avare en lumière20. Assis sur une caquetoire8, non loin du feu échauffant son visage, le roi de France jetait dans l’âtre, d’un geste désabusé, toutes sortes de papiers qu’il extirpait d’un maroquin.

Sa sœur, la reine Marguerite, se tenait debout, immobile, à droite du haut manteau qu’ornait un paysage peint en grisaille. Le connétable lui faisait pendant, toujours massif et figé comme une statue. Leur silence n’était rompu que par le crépitement des flammes s’attaquant aux feuillets.

— À la fin, dit le roi, il faut bien que ce recueil soit quelque part ! N’avez-vous aucune idée, mon cousin, de ce qu’il a pu devenir ?

— Sire, soupira le connétable, je ne suis pas certain d’avoir bien compris de quel recueil il est question...

La sœur du roi éclaira sa lanterne.

— Il s’agit, maréchal, d’un recueil de poèmes manuscrits que m’adressait la marquise de Pescaire21 avec qui je suis en relation de courrier.

— Des poèmes manuscrits, dites-vous... La marquise de Pescaire... Je crois que j’ai vu passer cela, en effet.

Marguerite étouffait de rage.

— Mais par quel prodige ce pli s’est-il retrouvé entre vos mains ?

— Il faudra, madame, qu’on me l’ait adressé par erreur.

La souveraine hoqueta. Elle ne comprenait que trop la raison d’un tel détournement : Vittoria Colonna, marquise de Pescaire, était connue depuis longtemps pour entretenir des amitiés luthériennes... Le connétable, averti par ses agents d’une correspondance de cette hérétique avec la reine de Navarre, avait cherché là de quoi démontrer au roi les penchants peu orthodoxes de sa vieille adversaire. Il s’était donc procuré le recueil, espérant y trouver de quoi tenir la trop libre Marguerite.

— Si vous l’avez feuilleté, vous avez pu vous rendre compte qu’il ne contenait rien que de très innocent.

— Oh, madame, si c’est l’ouvrage auquel je pense, je me suis bien gardé de le parcourir.

— Menteur !

— Marguerite !

Le roi François détestait que sa sœur perdît contenance. Il était bien placé pour connaître son caractère entier, et savait qu’une fois lancée, elle devenait difficile à contenir.

— Marguerite, calmez-vous, de grâce.

La reine, furieuse, alla s’asseoir près de la fenêtre. Le connétable, quant à lui, demeurait comme un écolier pris en faute. Le roi jeta toute une liasse de papiers dans le feu.

— Il m’est pénible, mon cousin, que vous traitiez avec tant de légèreté un courrier destiné à une personne de ma famille. Je veux croire que vous allez retrouver ce recueil au plus vite, et le rendre à sa légitime destinataire.

— Je ferai pour le mieux, sire.

— Comment ose-t-il se défiler ainsi ?

Marguerite, outrée par la suffisance du connétable, s’était relevée pour l’affronter. Mais de nouveau son frère s’interposa.

— Ma chère sœur, le mieux serait, maintenant, que vous nous laissiez. Monsieur le connétable et moi avons quelques affaires à traiter ; et pour ce qui est de votre livre, je suis certain qu’il ne tardera plus à vous parvenir.

— Cela vaudrait mieux, dit-elle avec courroux.

Avant de quitter le cabinet de son frère, elle se retourna une dernière fois pour qualifier son ennemi du seul nom qui, décidément, lui semblait s’imposer.

— Menteur !

Puis elle sortit d’un pas altier. Le roi, brûlant toujours ses feuillets, secoua la tête d’un air désolé.

— Moi qui me réjouissais, dit-il, de vous savoir à nouveau bons amis !

— Pour dire vrai, sire, j’ignore ce qui a pu mettre Madame Marguerite dans une telle fureur !

— Vous devez bien vous en douter un peu...

Le roi regarda son grand serviteur d’un air d’extrême lassitude. Tant de force, tant d’efficacité – pour ne rien dire du génie militaire – tout cela, gâché par une incapacité radicale à faire utilement sa cour.

— Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que je suis en train de brûler avec tant de constance ?

— Non, sire.

— Ce sont des mémoires que l’on m’adresse quotidiennement et qui, tous, s’appliquent à dénoncer vos procédés.

Le connétable ne répondit pas, mais il blêmit sous ce coup imprévu. Le roi insista.

— Cette guerre à outrance, que vous voulez mener contre les réformés, n’est certes pas propice à la paix de mes peuples...

— Sire, c’est une purge nécessaire, quoique désagréable comme sont souvent les purges. Mais c’est un mal véniel pour en éviter un terrible ! Car si nous n’éradiquons pas l’hérésie aujourd’hui, elle trouvera en France un terreau si fertile que, tôt ou tard, le royaume Très Chrétien sombrera dans les pires errances.

— Ne pensez-vous pas qu’un peu de douceur, et beaucoup de temps, produiraient dans ce domaine des résultats meilleurs que la violence ?

Le connétable, une fois encore, préféra ne pas répondre. Le roi soupira, en jetant au feu les ultimes libelles dirigés contre son grand serviteur.

— Après tout, dit-il, c’est peut-être vous qui avez raison.

D’un geste à peine esquissé, il fit comprendre à Montmorency qu’il pouvait disposer. Le connétable, nullement troublé, mais sincèrement navré que sa politique ne fût pas mieux comprise et soutenue davantage, aurait aimé se lancer dans un grand plaidoyer ; seulement l’épanchement n’était guère dans sa nature, et c’est sans un seul mot qu’il tira sa révérence. Il avait déjà le bouton de la porte en main quand le roi le rappela.

— Montmorency !

— Sire ?

Le monarque soupira douloureusement. Il paraissait chercher ses mots.

— Au fond, je n’ai rien à vous reprocher...

— Alors, tant mieux.

— Je n’ai rien à vous reprocher, si ce n’est que vous n’aimez pas ceux que j’aime.

1- Voir La Régente noire.

2- Voir La Régente noire.

3- Anne de Beaujeu.

4- Voir La Régente noire.

5- C’est la réunion de plusieurs initiales formant l’emblème d’une personnalité.

6- Viens, petite !

7- Sois gentille !

8- Petite chaise volante, propice à la conversation.

Les Fils de France
titlepage.xhtml
ident1_split_000.html
ident1_split_001.html
ident1_split_002.html
ident1_split_003.html
ident1_split_004.html
ident1_split_005.html
sommaire.html
pre2.html
pre3.html
p1.html
p1chap1_split_000.html
p1chap1_split_001.html
p1chap2_split_000.html
p1chap2_split_001.html
p1chap2_split_002.html
p1chap2_split_003.html
p1chap2_split_004.html
p1chap2_split_005.html
p1chap3_split_000.html
p1chap3_split_001.html
p1chap3_split_002.html
p1chap3_split_003.html
p1chap3_split_004.html
p1chap3_split_005.html
p1chap3_split_006.html
p1chap4_split_000.html
p1chap4_split_001.html
p1chap4_split_002.html
p1chap4_split_003.html
p1chap4_split_004.html
p1chap4_split_005.html
p1chap4_split_006.html
p1chap5_split_000.html
p1chap5_split_001.html
p1chap5_split_002.html
p1chap5_split_003.html
p1chap5_split_004.html
p1chap5_split_005.html
p1chap5_split_006.html
p1chap6_split_000.html
p1chap6_split_001.html
p1chap6_split_002.html
p1chap6_split_003.html
p1chap6_split_004.html
p1chap6_split_005.html
p1chap6_split_006.html
p1chap6_split_007.html
p1chap6_split_008.html
p1chap7_split_000.html
p1chap7_split_001.html
p1chap7_split_002.html
p1chap7_split_003.html
p1chap7_split_004.html
p1chap7_split_005.html
p1chap8_split_000.html
p1chap8_split_001.html
p1chap8_split_002.html
p1chap9_split_000.html
p1chap9_split_001.html
p1chap9_split_002.html
p1chap9_split_003.html
p1chap10_split_000.html
p1chap10_split_001.html
p1chap10_split_002.html
p1chap10_split_003.html
p1chap10_split_004.html
p1chap10_split_005.html
p1chap10_split_006.html
p1chap10_split_007.html
p1chap11_split_000.html
p1chap11_split_001.html
p1chap11_split_002.html
p1chap11_split_003.html
p1chap11_split_004.html
p1chap11_split_005.html
p1chap12_split_000.html
p1chap12_split_001.html
p1chap12_split_002.html
p1chap12_split_003.html
p1chap12_split_004.html
p1chap13_split_000.html
p1chap13_split_001.html
p1chap13_split_002.html
p1chap13_split_003.html
p1chap13_split_004.html
p1chap13_split_005.html
p1chap13_split_006.html
p1chap13_split_007.html
p1chap13_split_008.html
p1chap14_split_000.html
p1chap14_split_001.html
appen4.html
appen5.html
appen6.html
cover.html