Palais de Lyon.

La pluie ruisselait aux verrières. Ses reflets dessinaient de curieuses ridules sur le visage de Marguerite, brouillant ses traits vieillis prématurément. Elle se rappelait le temps où, cloîtrée par les mêmes ondées, dans ce même appartement, elle s’efforçait de distraire les humeurs sombres de la feue régente...

— Vous rappelez-vous cette huile au genévrier dont usait Madame contre les rhumatismes, et qui embaumait toutes ces pièces ?

— Si je me la rappelle ? soupira le roi. Je la respire encore... Je revois notre mère allongée dans sa ruelle...

— Elle ne dormait presque jamais.

— Trop inquiète, trop active !

Le retour à la Cour de la reine de Navarre avait été, pour son frère, une grande joie. Jamais il n’oublierait leurs retrouvailles, à Dijon, ni les effusions dont elles avaient été l’occasion. François Ier n’avait pas hésité, pour les rendre possibles, à mettre un terme – certes provisoire – aux persécutions contre les réformés. Mieux : un édit royal, signé à Coucy, avait ordonné la libération des prisonniers religieux et le retour au bercail des dissidents exilés – à condition, toutefois, que tous abjurent l’hérésie dans un délai de six mois.

— Je me dis parfois, reprit le roi, que notre mère n’aurait pas approuvé les actuelles orientations du Conseil.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’elle appréciait Montmorency. Parce qu’elle détestait votre Brion. Parce qu’elle méprisait mes ambitions italiennes et surtout, parce qu’elle rêvait d’une paix saine et durable avec l’Empire... Vous faut-il d’autres raisons ?

Marguerite haussa les épaules.

— Madame vous aurait désapprouvé. Soit... Est-ce si grave ?

— Eh... C’est que notre mère était fort avisée.

— Autre temps, autre politique.

— Les problèmes, eux, demeurent inchangés... D’ailleurs, je me demande s’il ne serait pas judicieux de rappeler Montmorency avant que la guerre ne commence.

— Montmorency ? De grâce, n’en faites rien ! On ne peut à la fois vouloir la paix et conduire la guerre ! D’ailleurs, le grand amiral s’acquitte de tout au mieux.

— Au mieux ? Non. Le grand maître serait meilleur...

Le roi, tout en parlant, observait de près sa sœur, comme s’il guettait chez elle le plus léger signe de parti pris ou de mauvaise foi.

— Depuis votre retour, insista-t-il, vous avez pesé de tout votre poids pour éloigner le maréchal de la direction des affaires. Vous m’avez même poussé à renvoyer sa sœur10 !

Marguerite baissa les yeux. Elle n’avait guère lieu d’être très fière de cette sordide victoire de Cour qui, à sa demande, s’était soldée, en effet, par le départ de la maréchale de Châtillon, jusque-là dame d’honneur de la reine. Plus généralement, il lui arrivait souvent d’intervenir auprès de son frère, en faveur de Chabot et de la favorite. Aussi l’idée de voir Montmorency et la grande sénéchale relever la tête, la réjouissait-elle peu.

Le roi suivait sa pensée.

— Notre mère n’aurait pas aimé non plus que j’envahisse les États de son frère ! Elle regardait la Savoie comme territoire inviolable.

— Est-il vrai que Turin serait pris ?

— Si j’en crois les courriers de votre Brion...

— Sire, à la fin, cessez de l’appeler « mon Brion » ! C’est vous qui avez confié cette campagne au grand amiral. Et que je sache, vous avez tout lieu de vous en féliciter !

— Il aimerait maintenant forcer le Milanais11. Mais Tournon m’assure que ce serait une erreur. Nous aurions tort de prendre de force ce que l’empereur est à deux doigts de nous donner.

— Madame n’avait pas tort, laissa tomber la reine de Navarre ; vous êtes obsédé par ce Milanais...

— Comme Charles Quint l’est par notre Bourgogne.

— Cela ne finira-t-il jamais ?

images

Depuis quelques mois, François Ier avait perdu sa forme légendaire. Un mal honteux, contracté dans sa jeunesse, au temps de Marignan, lui faisait revenir, de temps à autre, un douloureux abcès aux génitoires. La gêne et la douleur qui en résultaient à chaque fois le handicapaient bien davantage qu’il ne voulait l’admettre. Ce jour-là, vaincu par la douleur, il avait dû se laisser porter jusqu’à un lit d’appoint. Sa sœur partageait tous ses maux ; elle aurait pu donner le sentiment qu’elle souffrait autant que lui.

— C’est encore ce maudit abcès, soufflait le roi.

— Mon Dieu, quelle calamité !

— Je suis puni par où j’ai péché... osa-t-il murmurer dans un faux sourire.

François but une décoction qui finit par calmer un peu sa douleur. Dehors, la pluie avait redoublé. Il aimait voir Marguerite à son chevet, comme aux temps épiques de la captivité madrilène ; n’avait-elle pas toujours été là pour lui ? Depuis le début de l’après-dînée, il paraissait désireux d’aborder un sujet que sa sœur devinait, mais sans oser s’y aventurer. C’est encore lui qui fit le premier pas.

— Me suivriez-vous dans le salon d’à-côté ?

— Vous savez bien que je vous suivrais n’importe où...

Marguerite aida François, non sans d’infinies précautions, à se relever. Puis ils pénétrèrent gravement, comme sur les lieux d’un crime, dans cette pièce où, l’été 1522 – autant dire dans une autre vie – le frère avait eu envie de la sœur, au point de se jeter sur elle1... L’un et l’autre n’en conservaient-ils pas une blessure inguérissable ?

La pièce avait peu changé ; tous deux en firent le tour, se tenant par la main.

— Il y a près de quinze ans, maintenant...

— Chhh...

Marguerite posa le doigt sur les lèvres du roi.

— Pourquoi veux-tu tout dire, toujours ?

— Mais...

La chaire de bois sombre avait déserté l’embrasure, remplacée par deux caquetoires. Ils s’y assirent et demeurèrent un moment côte à côte, en communion muette. C’est François qui, de nouveau, rompit le silence.

— Comme je regrette !

— Non, articula sa sœur. Ne regrette pas. Si nous avons vécu certaines choses, c’est que ce devait être nécessaire.

Le roi se mit à grimacer, de nouveau – sous l’effet d’un réveil de la douleur.

— J’ai beau me dire que c’est du passé...

— Contrairement à la politique, la vie ne connaît pas le passé. Elle ne connaît pas non plus le futur. Elle n’est qu’un présent permanent.

— Mais...

— Ce n’était pas hier, François, c’est maintenant. C’est toujours.

— Mais...

Marguerite sourit tendrement.

— Tu seras toujours mon petit, petit frère. Mon petit frère qui dit « mais »...

Les Fils de France
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