Vallée du Rhône

Un coche d’eau convoyait, depuis Vienne, la sœur du roi et sa maigre suite en direction des camps retranchés du Midi. Vus du Rhône, les villages qui s’égrenaient sur les berges donnaient le sentiment de havres inutiles. Mme du Lude, vieille amie de Marguerite, et qu’indisposait une chaleur chaque jour plus pesante, s’inquiétait déjà du terme de ce voyage.

— Ne pensez-vous pas, ma chère, que nous devrions faire halte dans un de ces charmants villages, et attendre là, tranquillement, votre époux ?

Car officiellement, on ne s’était ainsi embarqué que pour voler au-devant d’Henri d’Albret, roi de Navarre, qui rentrait de Béarn avec des gens de pied tout frais pour son beau-frère. Mais en vérité, Marguerite envisageait ce périple comme un tour d’inspection de l’armée de défense... Et plus que tout, elle entendait bien rencontrer le grand maître de Montmorency.

— Cet homme sera, tôt ou tard, le vainqueur, disait-elle. Et que font généralement les vainqueurs ? Ils négocient ! Alors nous aurons besoin de lui pour qu’on n’oublie pas la Navarre au traité, et que soient défendus les intérêts de ma fille.

La petite Jeanne d’Albret n’était-elle pas infante de Navarre – autant dire seule héritière légitime de ce petit royaume ?

Voilà pourquoi la plus puissante adversaire du maréchal en était, depuis peu, devenue l’inconditionnelle. Marguerite l’avait certes beaucoup défié ; elle s’était opposée à sa politique de paix avec l’Empire et, trouvant à son personnage trop d’influence sur le roi, n’avait pas ménagé ses efforts pour l’en éloigner. Elle avait même, dans un accès récent d’acharnement personnel, obtenu que la propre sœur du grand maître, pourtant au service de la reine, fût écartée de la Cour !

Seulement cela, c’était du passé.

Car à présent que Montmorency mettait tout son talent à préparer la guerre, la reine de Navarre n’avait pas de termes assez élogieux pour vanter les bienfaits d’un stratège digne – elle le clamait – des Anciens. Elle approuvait sa refonte des régiments sur le modèle des antiques légions, admirait l’ordre, la netteté, l’efficacité régnant dans ses camps inspirés des castra romains ; surtout elle savait louer à qui de droit l’intelligente stratégie de la terre brûlée, adoptée par celui que les lettrés de Lyon ne nommaient déjà plus que Fabius Cunctator14.

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle au capitaine de son escorte, Galiot de Genouillac. Le camp d’Avignon est-il loin ?

Le vieux soldat qui, dix ans plus tôt, avait déjà suivi l’amazone dans son odyssée espagnole, ne savait trop quoi répondre.

— À ce train-là, madame, il nous faudra bien une semaine.

La sœur du roi se referma comme une huître ; silencieuse, elle remâchait toutes sortes de duretés mentales contre l’inconvénient de voyager dans la compagnie peu martiale d’une douairière et d’un barbon !

images

Une bonne surprise l’attendait à l’escale de Pont-Saint-Esprit. À peine le coche avait-il touché la rive, qu’un chœur de soldats allègres hurla : « Vive la reine de Navarre ! » Toute une compagnie l’attendait en ordre parfait, lances hautes et chevaux piaffants. Le capitaine Carbon de Montpezat, tout pimpant dans sa tenue rutilante, accueillit galamment une souveraine déjà conquise par cet accueil inespéré. Il lui présenta ses Gascons, et Marguerite, charmée, put juger de la tenue de ces beaux soldats bien armés, dents blanches et teint basané.

— Je voudrais être un homme, dit-elle, pour me mêler à vous et servir mon frère autrement qu’en rassemblant pour lui des régiments de priants !

On voulut bien rire à cette sortie, et Marguerite, oubliant sa suite et le reste, demanda s’il était possible de visiter le camp lui-même.

— Madame, répartit Carbon dans une pointe gasconne, vous avez là-bas deux cents rendez-vous !

Il fallut donc hisser Mme du Lude sur une mule, et attendre que Galiot lui-même fût en selle... Enfin le petit convoi s’ébranla vers le camp de Montpezat. Ce qu’on n’avait pas jugé utile de préciser, c’est que le chemin, depuis le Rhône, était long et passablement accidenté... À peine en avait-on couvert un tiers que la suivante, soufflant et gémissant, exigea que l’on fît une halte.

— C’est bien simple, ma chère : si cela doit continuer ainsi, j’aime encore mieux me laisser tomber sur ce talus et y attendre patiemment la mort.

Marguerite, à ce moment précis, aurait volontiers abrégé ses souffrances. Heureusement Carbon, diplomate autant que galant homme, trouva le moyen de faire diversion.

— Nous établissons tout près d’ici un retranchement. Plairait-il à Votre Majesté d’honorer ces lieux indignes d’elle ?

La reine de Navarre acquiesça d’enthousiasme. Et c’est ainsi qu’on la vit bientôt grimper sur le remblai, descendre dans un fossé qu’on creusait, s’informer de tout et poser mille questions sur les ouvrages de défense, les quarts de veille et les positions. Marguerite, exaltée, aurait avec joie revêtu l’armure et brandi l’épée ; elle se voyait – elle la poétesse inspirée, vaguement mystique – telle la Bradamante de l’Arioste1, courir sus à l’ennemi !

images

Alors qu’on allait rebrousser chemin, elle aperçut, au loin, des soldats qui rudoyaient un homme.

— Sans doute un éclaireur ennemi qui se sera fait prendre... s’excusa le capitaine.

— Vous voulez dire : un espion ! fit-elle en remettant pied à terre.

Les hommes amenèrent le prisonnier aux pieds du capitaine. Celui se retourna vers la souveraine.

— Madame, souhaitez-vous l’interroger vous-même ?

Un peu gênée, mais en même temps fort excitée, Marguerite opina nerveusement du chef.

— Parle-t-il français ?

— Pour ça oui, répondit un des soldats ; c’est un transfuge !

Marguerite prit un air indigné.

— Vilain soldat, cria-t-elle, comment as-tu osé trahir ainsi ton maître, le roi de France ?

— Oh, pour de l’argent, répondit un autre soldat.

— Bon, dit Marguerite. Que voulons-nous savoir ?

— Si vous voulez, proposa Carbon, nous allons mener l’interrogatoire de concert...

Et comme dans une farce, c’est le capitaine qui posa les questions, mais en prenant soin de solliciter à chaque fois, d’un regard, l’approbation de Marguerite. À son grand soulagement, il n’eut pas, du reste, à user de violences bien grandes ; le soldat, impressionné peut-être par la présence de la souveraine – à moins qu’il n’eût été « travaillé » au préalable – parla facilement, et ne cessa de se repentir de sa trahison.

— Que va-t-on faire de lui ? hasarda la sœur du roi quand il eut enfin livré ce qu’il savait.

Carbon sourit d’un air gêné.

— Madame... C’est un traître...

— Vous avez raison, s’empressa d’approuver la reine de Navarre, qui avait un instant songé à demander sa grâce.

Les Fils de France
titlepage.xhtml
ident1_split_000.html
ident1_split_001.html
ident1_split_002.html
ident1_split_003.html
ident1_split_004.html
ident1_split_005.html
sommaire.html
pre2.html
pre3.html
p1.html
p1chap1_split_000.html
p1chap1_split_001.html
p1chap2_split_000.html
p1chap2_split_001.html
p1chap2_split_002.html
p1chap2_split_003.html
p1chap2_split_004.html
p1chap2_split_005.html
p1chap3_split_000.html
p1chap3_split_001.html
p1chap3_split_002.html
p1chap3_split_003.html
p1chap3_split_004.html
p1chap3_split_005.html
p1chap3_split_006.html
p1chap4_split_000.html
p1chap4_split_001.html
p1chap4_split_002.html
p1chap4_split_003.html
p1chap4_split_004.html
p1chap4_split_005.html
p1chap4_split_006.html
p1chap5_split_000.html
p1chap5_split_001.html
p1chap5_split_002.html
p1chap5_split_003.html
p1chap5_split_004.html
p1chap5_split_005.html
p1chap5_split_006.html
p1chap6_split_000.html
p1chap6_split_001.html
p1chap6_split_002.html
p1chap6_split_003.html
p1chap6_split_004.html
p1chap6_split_005.html
p1chap6_split_006.html
p1chap6_split_007.html
p1chap6_split_008.html
p1chap7_split_000.html
p1chap7_split_001.html
p1chap7_split_002.html
p1chap7_split_003.html
p1chap7_split_004.html
p1chap7_split_005.html
p1chap8_split_000.html
p1chap8_split_001.html
p1chap8_split_002.html
p1chap9_split_000.html
p1chap9_split_001.html
p1chap9_split_002.html
p1chap9_split_003.html
p1chap10_split_000.html
p1chap10_split_001.html
p1chap10_split_002.html
p1chap10_split_003.html
p1chap10_split_004.html
p1chap10_split_005.html
p1chap10_split_006.html
p1chap10_split_007.html
p1chap11_split_000.html
p1chap11_split_001.html
p1chap11_split_002.html
p1chap11_split_003.html
p1chap11_split_004.html
p1chap11_split_005.html
p1chap12_split_000.html
p1chap12_split_001.html
p1chap12_split_002.html
p1chap12_split_003.html
p1chap12_split_004.html
p1chap13_split_000.html
p1chap13_split_001.html
p1chap13_split_002.html
p1chap13_split_003.html
p1chap13_split_004.html
p1chap13_split_005.html
p1chap13_split_006.html
p1chap13_split_007.html
p1chap13_split_008.html
p1chap14_split_000.html
p1chap14_split_001.html
appen4.html
appen5.html
appen6.html
cover.html