Les canons du château d’If ayant donné le signal, le grondement formidable de trois cents bouches à feu, alignées aux remparts, fit trembler les galères pontificales. Pavoisées de violet, de pourpre et d’or – ce qui tranchait sur le ciel flavescent du matin – elles réduisirent peu à peu la cadence ; une armada de bateaux de pêche approchait pour les conduire à bon port.

La duchesse Catherine ouvrit tout grand ses yeux et ses oreilles. Juchée sur le pont supérieur du vaisseau amiral, elle ne savait où donner de la tête et se faisait nommer, par le duc d’Albany, les premiers monuments émergeant des volutes blanches.

— Ceci, Monseigneur, est-il le clocher de Saint-Victor ?

L’accent florentin de la petite Médicis contrastait avec les pointes écossaises de son pilote.

— Il me semble, répondit le duc, que l’abbaye de Saint-Victor est plutôt à votre droite. Quant à ce palais tout neuf, face au vieux château, c’est un édifice de bois, duchesse. Oui, de bois ! Conçu exprès par le grand maître pour y loger Sa Sainteté !

— Et le duc d’Orléans... Savez-vous s’il est arrivé ?

Albany sourit. Il lui plaisait que la jeune promise montrât de l’impatience à rencontrer son fiancé. Le prince Henri de France, duc d’Orléans, était le fils cadet de François Ier.

— Monsieur d’Orléans ne doit gagner Marseille que lundi, avec son père, avec la reine, avec la Cour !

Il aurait pu ajouter : « avec la grande sénéchale », tant la compagnie de Diane de Brézé était devenue vitale au jeune prince. Mais il n’en fit rien ; la petite découvrirait bien assez tôt les subtilités du mariage...

Un léger mistral apportait avec lui l’écho de tous les clochers de Provence.

Ah, la spendida città ! s’exclama Catherine, battant des mains comme une fillette.

Il est vrai qu’elle n’avait pas quinze ans.

Son oncle, le pape, vint la rejoindre sur le pont, suivi d’un chapelet de prélats écarlates. Lui aussi, s’émerveillait ! À cinquante-cinq ans, Clément VII affichait une vitalité trompeuse ; sous le cameluccio1 bordé d’hermine, sa longue barbe teinte, effilée, cachait de plus en plus mal un teint exsangue et des traits émaciés. Il était sourd, goutteux, tremblotant...

Catherine et les siens s’agenouillèrent à l’approche du Saint-Père qui, d’un mouvement, les pria de n’en rien faire. Parvenu à proximité, il saisit d’une main le cou de sa nièce – geste étrangement familier – et bénit de l’autre les marins phocéens qui approchaient de la galère.

— Tu sais l’importance pour nous de cette alliance, rappela-t-il à Catherine. Tes devoirs sont grands, mon enfant !

Le pape Clément passait, en Europe, pour un parangon de diplomatie. Mais à la vérité, le sac de Rome, six ans plus tôt, avait eu raison de ses prétentions politiques ; et le pontife n’usait plus ses talents oratoires qu’à flatter chacun sans convaincre personne. À la fois proche de Charles Quint et bienveillant envers François Ier, il avait accompli le prodige de soutenir celui-ci après avoir couronné celui-là. En mariant sa nièce à l’un des trois Fils de France, il espérait consolider un équilibre fragile, tout en œuvrant au prestige de sa famille.

— Écoute, petite, écoute bien ce que je vais te dire : cette foule que tu vas voir, dans les jours qui viennent, éperdue d’amour à tes pieds ; dis-toi que c’est la même qui, demain, pourrait se révéler haineuse à ton égard. Dieu te garde, mon enfant, de la décevoir jamais !

La duchessina réprima un frisson ; et des relents vaseux, remontés sans doute avec les rames, empuantirent soudain l’air ambiant.

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— Vous voulez dire qu’elle n’a pas touché la terre depuis douze jours ?

— C’est ce qu’on dit, ma chère. La pauvre enfant va tituber sous nos yeux...

Marguerite de Navarre, sœur du roi François, se mordit la lèvre pour ne pas rire elle-même de son impertinence. À ses côtés, dans l’antichambre du souverain pontife, la jeune Anne de Pisseleu s’amusait à la dissiper.

— J’espère au moins, murmura-t-elle, qu’elle a le pied marin...

Elles s’esclaffèrent en même temps. La reine de France, Éléonore de Habsbourg, s’en irrita ; elle échangea un regard en coin avec Diane de Brézé, sa dame d’honneur.

— L’on s’amuse bien, là-derrière...

Diane leva les yeux au ciel. Depuis qu’elle était veuve du grand sénéchal, elle faisait profession de sérieux, et n’arborait d’ailleurs que des tenues fort strictes – mais qui soulignaient sa beauté.

— Mademoiselle de Pisseleu, siffla-t-elle, trouve matière à rire de tout...

Le roi et ses fils entrèrent, venant du château comtal par une galerie jetée sur la rue. Une suite limitée de grands serviteurs les accompagnait, où l’on repérait surtout le maréchal de Montmorency, grand maître, et le grand amiral Chabot de Brion. François Ier avait, comme toujours, fière allure dans ses atours de soie brochée. On s’abîma en révérences sur son passage. Le monarque arborait une mine épanouie. Il s’en vint tout droit vers les dames.

— Je me languis de connaître ma bru, confia-t-il à la cantonade.

Un gloussement collectif lui répondit. Le dauphin François, assez mal élevé, s’amusait à tirer la toque de son plus jeune frère, le prince Charles, duc d’Angoulême. Quant au jeune fiancé, le duc d’Orléans, on aurait pu le croire sous le coup d’un arrêt de justice. Droit, figé, austère même, Henri paraissait au supplice. Les traits de son long visage – nez droit, bouche pincée, œil triste – lui conféraient, avec le teint hâlé et la barbe naissante, un air de gravité trop virile pour ses quatorze ans.

Son regard ne s’anima que lorsqu’il croisa celui de la grande sénéchale ; la Cour entière bruissait du chaste penchant de ce jeune prince pour la belle veuve en blanc et noir ; le roi lui-même s’en amusait.

— Vous êtes donc venue en parente, dit-il aimablement à Diane.

Elle s’inclina. Catherine de Médicis était en effet sa cousine : leurs grands-parents, nés La Tour d’Auvergne, étaient frère et sœur.

— Cette alliance comble ma famille comme elle réjouit le royaume, répondit-elle sans aucun naturel.

Dans un grincement de bois, les huissiers du pape ouvrirent grand les portes de la chambre. Le roi, la reine, les princes, suivis de la Cour, s’y engouffrèrent. Henri de France, sitôt entré, chercha des yeux cette fiancée qu’il n’avait encore vue qu’en portraits. Seulement il y avait foule autour du Saint-Père et les cardinaux, dans leur capa magna, les Suisses en grande livrée, les soldats magyars du cardinal Hippolyte de Médicis, coiffés de turbans à aigrettes, concouraient à brouiller les pistes...

Enfin il la repéra ; et son cœur se serra.

Henri retint son souffle jusqu’à ce que le premier sentiment, de vive déception, fût balayé par un autre, plus raisonnable et plus civil. « Elle n’est pas belle, se dit-il, amer. Point de taille ni de formes... Cet œil saillant, et puis ces lèvres ! »

Il aurait voulu se sauver pour aller pleurer.

Catherine, de son côté, faisait bon visage. Elle posait sur son futur époux des regards émus et, moins discrète, aurait pu passer de longs instants à le contempler ; visiblement elle n’éprouvait, quant à elle, aucune déception.

Polie avant tout, elle se dirigea vers son futur beau-père et lui réserva sa plus belle révérence. La relevant galamment, selon un geste habituel chez lui, François Ier ramena l’enfant vers Clément VII, dont il baisa les gants blancs. Puis il fit signe à Henri de s’avancer à son tour ; le prince s’inclina très bas devant le pape, avant de reprendre sa place. La petite Florentine avait bien remarqué sa froideur, mais elle continuait à sourire. C’est alors que le roi, lui ramenant son fils, le poussa plus ou moins à l’embrasser comme une sœur. Aussitôt des applaudissements crépitèrent, jusqu’à peupler la chambre d’un tumulte que jamais Henri ne devait oublier.

Ce bruit étrange et qui, d’avance, paraissait tout sceller, lui avait fait – il le dirait plus tard – un mal inexprimable.

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Il y eut un premier banquet, passablement guindé, suivi d’un concert et d’une comédie ; puis un deuxième festin, à peine moins emprunté que l’autre... On dansa cette fois au sortir de table. Il y eut lecture des contrats, signature solennelle, échange des consentements... Il y eut aussi les serments sacrés prononcés devant le cardinal de Bourbon, et suivis d’un premier baiser des plus officiels, donnant le signal d’un nouveau bal. Et puis forcément, dans ce train sans fin de cérémonies, la bénédiction nuptiale en soi, célébrée par le pape et couronnée d’un troisième repas – plus détendu peut-être...

Enfin, il y eut la nuit de noces.

Ou comment exiger que deux adolescents, sur commande, consomment sous surveillance une union décidée pour eux... La petite épouse, conduite à sa chambre par la reine en personne, fut d’abord préparée par ses dames, déshabillée, ointe et parfumée, revêtue d’une chemise de sublimes dentelles, couchée, bordée comme une enfant. On fit ensuite entrer les dignitaires, puis le jeune mari lui-même, déjà en chemise. Le prince se glissa dans le lit très riche, couvert de brocards d’or, aux côtés de sa petite femme et, sachant ce que l’on attendait de lui, l’embrassa gentiment sur la bouche. Les deux jeunes gens rougirent, de gêne plus que de plaisir, et dans l’attente qu’on voulût bien fermer les rideaux du lit, s’échangèrent de chastes caresses sur les joues et les mains.

— Fort bien... suggéra finalement Henri, que la présence indiscrète de tout ce public exaspérait.

La jeune Catherine, pour sa part, souriait complaisamment. Son beau-père entra dans sa ruelle ; il aurait aimé que le Saint-Père assistât au coucher tout comme lui. Mais les camériers avaient jugé cette présence contraire à la bienséance.

— Mon fils, lança François de ce ton sonore qui, chez lui, trahissait de l’ébriété, montrez-vous vrai galant de France ! Et faites-nous, dès ce soir, des petits princes à foison !

L’assistance rit de bon cœur tandis qu’Henri, à bout de patience, respirait bruyamment.

— Le marié a-t-il bien tout ce qu’il faut ? demanda, ni très fort, ni tout bas, un gentilhomme de la suite de Catherine.

La remarque aurait pu passer inaperçue, mais le prince, obsédé par son infirmité2, le prit très mal – quoiqu’il n’en montrât rien. Enfin l’on tira les rideaux et, sur d’ultimes remarques salaces du roi, la foule finit par se retirer.

Henri, profondément triste, observait son épouse en silence. Comment, dans ce moment, ne pas songer à une autre ?

— Êtes-vous contente ?

Catherine lui répondit par un sourire de plus ; elle ne bougeait pas, ne disait rien. Elle attendait. Ils demeurèrent un long moment ainsi, sans un mot, sans un geste.

Puis le marié embrassa la mariée, plus tendrement ; il ôta sa chemise et repoussant le drap, lui révéla son corps d’athlète en herbe ; elle trouva son époux encore plus beau que dans ses rêves les moins sages et, soudain bouleversée, sentit monter en elle une tendresse, une gratitude, une félicité débordantes... Quant à lui, revenu de sa déception première, il trouvait à présent des joliesses à son épouse. Adorable cou, seins charmants, jambes exquises... Jamais encore il n’avait touché une femme. Surmontant sa peur – qui était grande – et se laissant gagner à son excitation – qui n’était pas moins forte, il hasarda ses mains sous la chemise de Catherine. Les deux jeunes gens, timidement, se découvraient...

Finalement, leur nuit de noces s’annonçait belle.

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Dès l’aube, le pape était là, dans l’antichambre, qui demandait à constater en personne la consommation de l’union ! Non que le souverain pontife partageât les penchants égrillards du roi François, mais Clément se savait âgé et malade, et il redoutait que la maison de Médicis encourût le danger qu’après sa mort, la couronne de France ne revînt sur son choix et demandât l’annulation.

Impitoyable, il fit donc ouvrir dès sept heures les rideaux du lit nuptial.

— Eh bien, mes enfants...

Catherine et Henri, tirés de leur sommeil, furent très surpris de voir le pape à leur chevet de si bon matin.

— Saint-Père, dit Henri en réprimant un bâillement, Votre Sainteté peut aller se recoucher : tout s’est passé pour le mieux.

— Vraiment ?

— Pour le mieux, confirma Catherine.

Et son visage rayonnant ne la démentait pas.

— J’en suis bien aise, déclara le pontife, sans renoncer à vérifier leurs dires par une inspection des draps. C’était donc la nuit des amours !

Le pape ne croyait pas si bien dire. Car en cette nuit du 28 au 29 octobre, c’est Marseille tout entière qui s’était offerte à Vénus. Un climat de gauloiserie, pour ne pas dire de franche débauche, avait d’abord tiré le festin vers la bacchanale. Il se disait qu’au milieu de la fête, une jeune courtisane, dansant nue, avait eu l’idée de se tremper le bout des seins dans les coupes des convives, et de le donner à lécher à qui voulait... Son exemple avait fait des émules jusque chez les demoiselles de qualité, rendant fous les seigneurs échauffés ; et l’on avait vu, dès lors, les jeunesses grisées de la Cour de France et de la suite florentine – pour ne rien dire de la délégation pontificale – se livrer à l’orgie la plus débridée.

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Trois semaines d’affilée, le pape allait tirer prétexte des vents contraires pour rester à Marseille et, s’installant au chevet des jeunes mariés qu’il couvrait de ses bénédictions, guetter le moment où sa nièce pourrait se déclarer enceinte. En vain. Catherine, quoique fort satisfaite de son époux, ne sut pas répondre à l’attente anxieuse de son oncle. À son grand regret, elle s’annonçait peu féconde...

À la fin, Clément VII dut se résoudre à faire appareiller... Au moment de laisser Catherine aux mains de cette Cour tellement avenante, mais si dangereuse aussi, le vieux pontife la mit en garde, une dernière fois, contre la versatilité d’un peuple prompt à revenir sur ses premières amours. Il conclut ses conseils par une phrase à double entente, inattendue dans la bouche d’un pape.

— À fille d’esprit, dit-il, les enfants ne manquent jamais3.

1- C’est un bonnet de velours ou de satin dont le port était statutairement réservé au pape.

NB : Vous trouverez dans ce récit deux types de notes. Celles qui se trouvent en bas de page sont des indications immédiates, tandis que d’autres – apportant des précisions historiques – sont rassemblées en fin d’ouvrage.

2- Henri présentait une malformation de la verge appelée hypospadias.

3- « A figlia d’inganno, no mania mai la figli nolenza. »

Les Fils de France
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