Lyon, chez la grande sénéchale.

La reine Éléonore, quand une de ses dames était souffrante, n’hésitait jamais à braver ses médecins pour s’installer son chevet. Et il n’était pas rare, dans ces circonstances, qu’elle voulût même se rendre utile et que, relevant un oreiller ou servant un bouillon, la souveraine se mît au service de celle qui, de coutume, était au sien.

Ce soir-là, dans la chambre de la grande sénéchale, tendue de blanc et de bleu tendre, elle avait apporté divers petits livres que les imprimeurs lyonnais lui avaient dédiés, dont un recueil de poèmes de Louise Labé.

— Madame, s’excusa la malade, je m’en voudrais de vous gagner à mon mal...

— Je suis solide, ma bonne, mais si d’aventure j’en étais atteinte, je ferais placer mon lit à côté du vôtre, pour que nous causions !

Un huissier annonça le duc d’Orléans ; et la reine, malgré tout, en profita pour s’éclipser... Le jeune prince salua sobrement sa belle-mère, puis il se précipita au chevet de sa confidente. D’un naturel déjà sombre, il paraissait assombri encore par l’affection touchant sa chère amie.

— Comment vous sentez-vous, depuis tout à l’heure ?

— Je vais mieux dès que je vous vois.

En vérité, ce dont souffrait Diane de Brézé n’inquiétait guère la Faculté : simple refroidissement, disait-on, à peine compliqué d’un rhume de cerveau.

— Voyez-vous, se plaignit-elle au prince Henri, nous autres, nous sommes faits pour l’exercice et le grand air. Vous avez, vous, la paume et les quilles, mais moi, coincée dans cette ville, je manque à mes chevauchées du matin...

— Comme je vous comprends ! approuva Henri.

Il lui parlait toujours avec une nuance de respect teinté d’admiration.

— La nouvelle Diane est chasseresse comme l’ancienne !

— Oui. « Vous êtes la Diane de ces forêts » me disait, autrefois, mon mari...

La phrase était de son père, en fait. Mais depuis sa condamnation pour trahison, dix ans plus tôt, elle tenait Jean de Saint-Vallier dans un oubli total.

Un jeune herboriste soignait ici la grande sénéchale ; il entra sur ces entrefaites. C’était un curieux personnage, si difforme en vérité qu’on aurait pu, sans malice aucune, le prendre pour un fou de Cour. Il était réputé dans tout le Lyonnais pour ses décoctions miraculeuses, dont le secret des plus anciennes remontait – se disait-il – aux druides.

— C’est l’heure, madame, de votre tisane.

Il voulut tendre à la patiente une tasse fumante, mais le jeune prince s’interposa très galamment ; et c’est lui qui, avec des grâces infinies, tendit son breuvage à la chère malade.

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Ponctuel et réglé, comme toujours, le grand maître entra dans la chambre de son amie malade à six heures sonnantes. Il apportait une petite chatte toute blanche, dans un panier noir. Il salua le duc d’Orléans, puis s’approcha du lit pour baiser la main de Diane. Si son allure – toujours imposante – était immuable, il y avait dans ses yeux comme un éclair de contentement.

— Je sors de chez le roi, annonça-t-il en se plantant, comme une statue, au pied du lit.

Ses amis attendaient la suite.

— Il semblerait que la guerre ne soit plus qu’une question de jours.

— La guerre est déjà déclarée, rectifia le prince Henri.

— Non, Monseigneur. L’ambassadeur de Charles a quitté ; c’est un indice sérieux, mais ce n’est pas encore la guerre.

Diane se signa d’un air pénétré, et Henri l’imita aussitôt.

— On dirait, à vous voir, que cette issue fatale, contre quoi nous avons tant lutté, vous réjouit presque, dit-elle.

— Ce n’est pas l’issue qui me réjouit, ma chère Diane ; c’est ce que le roi m’a laissé entendre !

— Mon père entend-il vous confier un commandement ?

Montmorency dévisagea le jeune prince d’un air de complicité. La gaucherie d’Henri, la difficulté patente qu’il éprouvait à user de formules polies ou caressantes, s’accompagnait, sur le fond, d’une grande pertinence et d’une justesse de vues où lui-même, militaire avant d’être diplomate, se reconnaissait. Le maréchal confirma qu’un commandement pourrait, très prochainement, lui être confié de nouveau.

— Il semblerait que l’amiral, après avoir lâché la meute, ne soit plus à même de s’en faire obéir.

— Quand on en vient aux choses sérieuses...

Diane avait laissé tomber ces mots sur un ton de souverain mépris.

— Quand on en vient aux choses sérieuses, acheva Montmorency, il faut nommer des gens sérieux. Le roi, semble-t-il, songerait à faire de votre serviteur son « lieutenant général, tant en deçà des Monts qu’au-delà ».

— Ah, tout de même !

— Est-ce à dire, maréchal, que je pourrais être amené à servir sous vos ordres ?

Il y avait, dans la question du prince, tant d’espoir que le grand maître en fut touché.

— Cela se pourrait bien... Mais rien n’est encore fait.

La grande sénéchale prit un moment la chatte dans ses bras mais, plus embarrassée qu’amusée par le présent, elle s’empressa de la confier au jeune prince.

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La courte visite du maréchal avait empli Orléans d’excitation. Depuis son départ, il tournait dans la chambre, la chatte blanche dans les bras, se cognant aux meubles et gênant le service des femmes qui préparaient le lit pour la nuit.

— Henri, calmez-vous donc ! le rabroua maternellement la sénéchale.

Quand ils restèrent seuls dans la chambre, le jeune prince, grand lecteur de romans de chevalerie, profita de ce tête-à-tête inespéré pour se risquer.

— Depuis mon retour d’Espagne, madame, vous avez été mon guide. Je n’ai cessé de recevoir de vous force leçons d’honnêteté et de courtoisie.

— C’est la mission, Henri, que m’avait confiée votre père. Je vous ai rendu parfait galant, c’est vrai : à la fois discret, soigné, raffiné même...

— J’ai toujours, madame, été soucieux de vous complaire, de vous servir aussi ; et vous m’avez repris en tout ce que j’avais de malséant ou d’incivil...

— J’ai fait de mon mieux.

Le prince laissa la chatte lui échapper ; elle rebondit gracieusement en miaulant, et disparut par la porte entrebâillée. Henri la ferma derrière elle et, comme on réciterait une leçon apprise, se lança dans une tirade assez peu spontanée.

— Aujourd’hui, chère amie, dussé-je vous paraître incivil, et malséant, et discourtois, et malhonnête...

— Mon Dieu, mais...

— Aujourd’hui, je veux vous ouvrir mon cœur. Je veux...

— Enfin, vous perdez la tête.

Diane essayait de dissimuler son affolement sous les dehors raisonnables auxquels l’invitaient son âge et sa maladie – certes passagère... Elle sentait que la situation pouvait lui échapper à chaque instant ; mais tout en redoutant les élans mal contrôlés du jeune prince, elle ne pouvait s’empêcher d’en éprouver plus que du contentement : une forme de jouissance intime, secrète, interdite peut-être. De son côté, l’adolescent se montait la tête, et la gaucherie convenue, mais charmante, de ses propos le sauvait, seule, du ridicule.

— De grâce, chère Diane, ne me servez pas cet air de pitié ! Je suis venu vous dire que vous m’êtes plus chère que tout, que je ne pourrais plus vivre sans vous, que...

— Prince, vous vous oubliez !

Henri en était presque à grimper sur le lit.

— Ma Diane, s’il vous plaît, laissez-moi baiser vos lèvres sublimes !

— Monseigneur !

Avant que la chasseresse ait eu le temps de réagir, l’éphèbe allait poser sa bouche sur la sienne. Alors elle le gifla. Henri parut suffoqué ; il redescendit, tout hébété et quitta la chambre en précipitation.

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait à présent Diane, tout agitée. Mon Dieu !

Elle se signa plusieurs fois.

Mais un léger sourire se faisait jour dans son émoi.

Les Fils de France
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