À l’ambulance de Boulogne.

Un petit homme brun, déjà dégarni, la barbiche en pointe sur un visage parcheminé avant l’âge, entra sous la tente verte. Il paraissait soucieux mais n’était qu’infiniment concentré. Le sieur Paré, chirurgien barbier de trente-cinq ans, avait longtemps affûté son art à l’Hôtel-Dieu de Paris, avant de vouloir l’appliquer sur les champs de bataille ; il avait suivi, pour cela, le connétable jusqu’en Piémont. En 1542, devant Perpignan, il avait eu l’idée, pour extraire de l’épaule du courageux Brissac une balle introuvable, de faire reprendre au blessé sa position exacte au moment de l’impact – avec succès. Quelques autres prodiges lui avaient valu la réputation la plus louangeuse. Aussi le roi n’avait-il cru pouvoir mieux faire, en apprenant la blessure inouïe du comte d’Aumale, que de lui dépêcher ce praticien de génie.

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— Il faudrait, dit le petit homme en approchant du mourant, que je puisse examiner la plaie...

— Ce n’est pas belle chose à voir, souffla Saint-André que plusieurs heures n’avaient pu accoutumer au terrible spectacle.

— Qu’en pensent mes confrères ?

Les chevaliers présents échangèrent des regards éplorés. Et c’est le dauphin qui, dérogeant à ses habitudes, prit le chirurgien à l’écart pour lui répondre à mi-voix.

— Les autres, concéda-t-il, tiennent monsieur d’Aumale pour perdu. L’un d’eux nous a même expliqué qu’il eût mieux valu, pour lui, « avoir été tué tout raide ! »

— Ce n’est peut-être pas faux...

Saint-André avait mal entendu. Il demanda si le blessé souffrait, avec l’espoir très incertain d’une réponse rassurante.

— Vous n’avez pas idée, articula Paré sur un ton monocorde.

Autour du jeune blessé n’étaient demeurés que des compagnons d’armes, la gravité de son état ayant fait fuir les valets aussi vite que les praticiens. Ambroise Paré demanda s’il était possible de rasseoir le malheureux, afin de dégager toute la plaie. Avec d’infinies précautions, les Fils de France eux-mêmes procédèrent, en soulevant l’oreiller plein de sang, à cette opération délicate. François d’Aumale qui, tétanisé, n’avait jusque-là fait entendre aucune plainte, se mit à gémir affreusement.

— Pardonnez, s’excusa le malheureux, pardonnez ma surprise !

Le chirurgien interrompit la manœuvre d’un geste.

— Il me faut de la lumière. Peut-on me relever cette toile ? demanda-t-il en désignant un pan de la tente.

On se précipita pour le satisfaire.

— Voyons cela...

À l’examen26, la blessure de François d’Aumale dépassait en gravité tout ce que le praticien avait pu voir, entendre ou même imaginer. Sous le sang coagulé, il apparaissait que la pointe ferrée de la lance avait pénétré le visage juste au-dessous de l’œil droit, tout près du nez, brisant l’orbite et d’autres os, arrachant peau, nerfs et tendons. C’était en soi impressionnant, mais le plus grave résidait dans la profondeur de la plaie. En effet, la lance avait traversé tout le bord droit de la tête, au point que l’on pouvait voir le fer affleurer de l’autre côté, dans le sillon entre la nuque et l’oreille. Pis encore, si possible : sous le choc, la lance avait cassé net, et le fragment d’un demi-pied qui se trouvait dans le crâne n’offrait aucune prise pour une éventuelle extraction.

— Je vois... murmura Paré. Du moins, je devine.

— Comment retirer cela sans faire sauter l’œil ? s’enquit, sans aucun tact, le prince Charles.

— Peut-on tenter quelque chose ? releva le beau Brissac, qui n’avait rien oublié de l’adresse inouïe du petit homme.

Celui-ci ne répondit pas tout de suite ; il réfléchissait. Avec une pince à bec-de-corbin1, il pouvait essayer de saisir le fragment de bois brisé, et tenter de le tirer en arrière. Seulement il ne savait pas à quoi ressemblait le fer de lance. Pour peu qu’il fût hérissé de barbillons, l’on risquait de dilacérer des tissus et, surtout, de rompre des veines, voire une artère... Quant à l’œil, il serait perdu.

— Il faut procéder autrement, murmura Paré en hochant curieusement la tête.

Il ne se faisait cette fois guère d’illusions sur ses chances de réussir. Cependant, il pensait pouvoir appliquer à ce cas extrême, la méthode qu’il avait mise au point pour l’extraction, plus ordinaire, des flèches rompues : non pas tirer sur le trait, mais le repousser en prolongeant jusqu’au bout son trajet initial.

Il revint vers le grand blessé, s’accroupit et lui parla tout bas à l’oreille gauche.

— Je puis tenter une opération audacieuse, mais risquée et... très douloureuse.

— Vous êtes le maître, procédez ! articula le comte.

— Je vais devoir inciser derrière votre oreille, et m’en aller chercher le fer par là...

— Je consens à tout ! Travaillez !

Paré se redressa en hochant la tête de plus belle. Les regards effarés, pour ne pas dire hostiles, qui le dévisageaient lui confirmèrent que la situation était insoutenable, même pour des guerriers chevronnés.

— Je ne vois pas cela réalisé, hasarda Charles d’Orléans.

Ce fut le seul commentaire.

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Ambroise Paré fit préparer des linges, des pansements gras, de la potion opiacée et des tenailles de maréchal-ferrant ! Il fit encore des observations pendant que l’on tentait de faire ingurgiter au jeune comte le plus possible du mélange d’opium.

— Si votre seigneurie le permet, dit le petit homme, je devrai mettre, au moment décisif, mon pied sur le côté du visage, s’excusa-t-il. Afin de trouver plus de force...

— Pourquoi pas ? articula le mourant. Il faut que vous me fassiez un petit mal pour qu’advienne un grand bien, pas vrai ? Je ne vais pas refuser par crainte d’une douleur qui passera.

— Votre courage est grand, complimenta Paré.

Ce qui chez lui n’était pas habituel. Puis il s’adressa aux chevaliers présents.

— Messeigneurs, j’ai maintenant besoin de votre aide.

Il indiqua son rôle à chacun – essentiellement, il s’agissait de cramponner le patient, de maintenir son crâne en position propice et d’éponger le sang qui n’allait pas manquer de jaillir. Le chirurgien commença par inciser, comme il l’avait dit, du côté de la nuque. Puis, saisissant fermement le fer de lance avec les tenailles, il se mit à tirer, à tirer de toutes ses forces pour dégager le morceau de lance. Il suait à grosses gouttes, par l’effort. Ses assistants improvisés en faisaient autant – mais sous l’effet de l’émotion.

— C’est vraiment affreux, crut bon de préciser le jeune Charles de France.

Cependant la pièce de fer et de bois sortait du crâne, doigt après doigt, sans trop atteindre les veines, ni endommager l’œil. Les souffrances endurées par François d’Aumale devaient être indicibles, mais il n’émit presque aucune plainte et se contenta, au moment où la pointe échappait pour la troisième fois aux tenailles, entraînant de pénibles à-coups, de lâcher un cri.

— Ah ! Mon Dieu ! souffla-t-il alors.

Ce fut sa seule faiblesse.

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À la fin, Ambroise Paré nettoya la plaie, en retira les esquilles osseuses et ce qu’il s’y trouvait de chair déchiquetée. Puis il la referma de son mieux et appliqua, de part et d’autre, les pansements gras. Le patient avait fini par s’évanouir, mais il revint assez vite à lui. L’opium aidant, il s’assoupit, au soulagement de tous. Le dauphin vint féliciter le petit homme alors qu’il se lavait les mains jusqu’aux coudes.

— Comment vous dire toute mon admiration ?

— Réservez-la au blessé, monseigneur ; il s’est montré brave entre les braves... Car pour moi, je crains fort de n’avoir pas fait de miracle.

— Vous craignez encore qu’il ne meure ?

Ambroise Paré dodelina du chef.

— Je l’ai soigné, dit-il. Maintenant, c’est à Dieu de le guérir.

Les Fils de France
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