Camp de Boulogne.

Simon n’était toujours pas revenu de son sauvetage inespéré. Qu’un chevalier, au fort de la mêlée, eût pris la peine d’arracher un simple écuyer à une mort certaine, faisait plus que flatter son orgueil ; cela suscitait en lui des sentiments de gratitude inexprimables.

Il faut dire que, dans l’enfance, Simon avait manqué d’une attention et d’un soutien réels ; sa famille paternelle ne l’avait-elle pas toujours considéré comme un bâtard3 ? Dès lors, il suffisait d’un égard un peu appuyé, ou d’un bras simplement secourable, pour qu’il en ressentît incontinent la plus grande joie. Que cet égard vînt d’un garçon, que le bras secourable fût jeune et musclé : alors la reconnaissance virait à l’amour – amour inconscient, peut-être, mais d’autant plus passionné.

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Pendant quelque temps, il avait gardé pour lui le souvenir grandiose de ce moment. Puis il s’était dit qu’il devait remercier son sauveur ; et, après encore quelques jours d’hésitation, n’y tenant plus, il s’était mis en quête. L’on avait alors vu le Picard errer de quartier en quartier, à la recherche de ce Bentivoglio que personne ne paraissait connaître. Et quand enfin, il l’eut trouvé, il se surprit lui-même à le contempler comme le Messie, sans dire un mot.

— C’est moi que tu cherchais ? demanda le gentilhomme ferrarais.

— Oui, messire. Je suis Simon de Coisay, écuyer chevaucheur de monseigneur le dauphin de Viennois.

— La dernière fois que je t’ai vu, tu ne chevauchais guère ! plaisanta l’Italien.

— Vous vous souvenez donc de cela ?

— Évidemment.

La gratitude, au fond du cœur de Coisay, n’eut dès lors plus de limite. Il demanda au chevalier la permission de lui témoigner sa reconnaissance et, sans attendre la réponse, se lança dans une longue tirade assez ampoulée.

— Eh ! dit le Ferrarais, je n’ai fait que te tirer par le col ! Viens donc plutôt boire avec nous.

Simon, transporté de joie, festoya donc avec Cornelio Bentivoglio et ses gens. Leur accent, leurs rires – leur gentillesse – tout lui rappelait Sébastien. À bien y regarder, le guerrier lui ressemblait assez, d’ailleurs – en plus robuste.

— N’auriez-vous pas connu un certain comte de Montecucculi ?

Cornelio lui décocha un regard noir.

— Tu parles de mon cousin. D’ailleurs, je préférerais que tu n’en parles pas. Cela me fait trop mal.

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La nuit était tombée, et l’on se regroupa autour des grands brasiers qui, tous les soirs, animaient les camps assiégeants. Certains se mirent à chanter... Ces chants, le vin, mais aussi la proximité du feu, facilitaient le rapprochement. Simon se sentit adopté par les Ferrarais ; en seulement quelques heures, il était devenu l’ami de son bienfaiteur. Sa joie, naïve certes, n’en était que plus profonde.

On allait étrenner une barrique quand la nouvelle, propagée dans le camp à la vitesse du vent, les faucha tous de plein fouet : le prince Charles de France, duc d’Orléans, venait de trépasser.

Tout le monde se signa, tombant à genoux. La surprise passée, Simon crut devoir pérorer. C’était là son défaut principal...

— Vous parlez d’une tragédie ! Ainsi le roi de France aura perdu tous ses fils... Hormis monsieur le dauphin, évidemment.

— « Évidemment » ; dis plutôt : forcément.

Ce commentaire aviné indisposa l’écuyer, mais il ne releva pas. C’est Cornelio qui, de lui-même, s’engagea plus avant.

— Tu as parlé, tout à l’heure, de mon cousin Sebastiano.

— Oui...

— Sebastiano n’a jamais empoisonné le principe François.

— Je sais bien.

— Tu sais bien, tu sais bien... Sebastiano était innocent, mais ça ne veut pas dire que François n’ait pas été empoisonné...

— Je ne suis pas certain de bien vous suivre.

Le Ferrarais fut un long moment sans répondre, comme s’il doutait un peu de la fiabilité de son nouvel ami. Il lui tendit une nouvelle coupe de vin. Simon l’accepta avec joie.

— On a empoisonné François pendant sa maladie, asséna Cornelio. Lui, croyait prendre des remèdes. Mais c’étaient des poisons.

— Mais qui aurait...

— La même main qui vient d’empoisonner ce pauvre écervelé de Charles !

— Que dites-vous ?

— Simon ! Réveille-toi, Simon !

Un ivrogne endormi, près de là, fit écho à cette injonction.

— Enfin, réfléchis, imbécile. Tu ne trouves donc pas étrange qu’aucun des compagnons de Charles – ils étaient plusieurs dans la maison – qu’aucun n’ait succombé à ces maudites fièvres ?

— Je trouve cela...

— Tu trouves cela étrange, et tu as rai-son ! On a empoisonné Charles, pardi ! Et tu veux que je te dise ? Je crois que je sais qui l’a fait. Il n’y a qu’à se demander à qui profite le crime. Is fecit qui prodest, comme disaient les Anciens...

Simon n’aurait su dire si c’était l’effet de l’alcool, ou bien celui de son admiration transie pour Bentivoglio ; mais sur le coup, cette thèse énoncée comme une vérité lui parut couler de source. Une lumineuse évidence venait de lui désigner, tapie dans l’ombre, la responsable cachée de tant de malheurs.

Mais alors, si cette thèse contenait une once de vérité, il fallait que la grande sénéchale, à l’hypocrisie la plus monstrueuse, ajoutât des complicités sans exemple. Simon réfléchit à cette double possibilité. Et c’est alors qu’un grand frisson lui parcourut le dos.

1- Ce sont des hallebardes dont la partie supérieure fait penser à un bec de corbeau.

2- Ce terme générique désignait indifféremment toutes sortes d’épidémies infectieuses.

3- Voir La Régente noire.

Les Fils de France
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