Château de Fontainebleau.

Pendant longtemps, il y avait eu deux partis à la Cour. Mais à présent, la fistule du roi laissant, chaque jour plus nettement, entrevoir un changement de règne, c’étaient bien deux cours qui coexistaient : celle du passé, autour du vieux roi et de sa jeune maîtresse ; celle de l’avenir autour du jeune dauphin et de sa vieille favorite. Il se disait généralement que la plus amusante de ces compagnies n’était pas forcément la plus porteuse d’avenir ; et les mauvais esprits – ces milieux en regorgent – prétendaient que si le cercle du dauphin préfigurait la future Cour de France, alors il fallait prier pour que François vécût le plus longtemps possible...

Le comte d’Aumale, dans sa désinvolture, se permettait volontiers de passer d’un cercle à l’autre ; il lui arrivait, comme ce soir-là, de picorer quelques miettes chez son maître, le roi, avant de venir faire bombance chez son ami, le dauphin.

— J’ai la réponse du roi ! lança-t-il en soignant une fois de plus son entrée chez ce dernier.

La réponse tant attendue portait, évidemment, sur le duel judiciaire que l’on se proposait d’organiser entre le petit baron de Jarnac, soi-disant blessé dans son honneur, et le colossal seigneur de La Châtaigneraie, champion désigné du dauphin.

— Eh bien ? demanda l’assistance soudain silencieuse.

— Eh bien c’est non, répondit le jeune balafré, visiblement plus ravi de son effet que déçu du refus royal.

— Mon père s’oppose donc à ce duel ! martela le dauphin, livide de colère rentrée.

— Je le crains, mon doux seigneur. Que voulez-vous ? Votre père n’a peut-être pas envie de voir le beau-frère de sa maîtresse écrabouillé par notre ami.

Un grand rire accueillit cette explication, et l’on but volontiers à la santé de La Châtaigneraie.

— Tout de même, insista Henri, c’est un contretemps regrettable.

À ses côtés, la belle Diane de Poitiers feignait l’indifférence.

— Que vous en chaut ? dit-elle. Le temps travaille pour vous...

Dans son coin, le nain de cour Briandas assistait au souper sans y prendre part ; il jouait avec un bilboquet d’ivoire, assis sur une chaise bien grande pour lui, et ne participait à la conversation que de loin.

— Il sera toujours temps d’organiser ce duel quand vous régnerez, lança-t-il – enfreignant au passage l’interdit qui pesait sur cette évocation.

— Ce fou a raison, convint Henri.

Briandas lança sa boule et la ficha du premier coup sur la tige.

Le dauphin baisa la main de Diane, et l’assistance applaudit. Puis il se leva d’une manière assez solennelle.

— Je jure même, proclama Henri, que dès que je serai roi, nous organiserons ce grand duel, et soumettrons ainsi au jugement de Dieu, tout ce qui nous oppose à la coterie de Mme d’Étampes !

Les vivats redoublèrent, appuyés par toutes sortes d’agréments bien sonores. Visiblement, l’assistance avait bu...

— Pendant que tu y es, rebondit familièrement Saint-André, promets-nous donc que lorsque tu seras roi, tu ne nous oublieras pas !

Nouveaux éclats de rire ; nouveaux applaudissements.

— Mais je le veux bien ! confirma Henri en prenant l’assistance à témoin. D’ailleurs, je puis déjà dire à cet impatient de Saint-André qu’il sera chambellan.

— Et moi ? demanda Aumale qui n’aimait pas être en reste.

— Vous, mon cher comte serez... duc, d’abord.

— Bravo !

— ...et puis... maréchal de France.

Le nain sauta de sa chaise, posa le jouet d’ivoire sur l’assise et se précipita vers François d’Aumale pour lui faire la plus plate, la plus basse des révérences.

— Ô le beau maréchal ! minauda-t-il.

Les convives s’amusaient bien. Même la grande sénéchale, ordinairement si réservée, semblait passer un bon moment.

— Quant à vous Brissac, continua le dauphin, je vous ferai grand maître de l’Artillerie.

— Bravo !

Parti sur une telle lancée, Henri ne pouvait plus ignorer personne ; tous les invités y passèrent donc, et tous les titres : amiral, sénéchal, conseiller, général des Finances... C’est un conseil fantôme qui se formait, au débotté, sous les lambris de Fontainebleau.

— Je m’en voudrais, conclut l’héritier de la couronne, d’oublier deux personnes qui, vous le savez bien, me sont plus chères que d’autres. D’abord le connétable, que je rappellerai au conseil dès mon avènement. Et puis...

Le dauphin posa sur Diane le plus énamouré des regards.

— Et puis – et j’aurais dû commencer par elle – ma chère, ma très chère Dame, que vous appellerez « Madame » comme on disait à ma grand-mère, et qui n’aura pas d’autre titre, puisqu’elle me conseillera en tout.

Les acclamations, cette fois, se firent un peu plus poussives.

— Et Briandas ? demanda quelqu’un.

— Briandas... réfléchit Henri. Voyons... Où est-il, d’abord ?

— C’est vrai, cela. Où est-il passé ? demanda la grande sénéchale.

— Je l’ai vu sortir, lâcha François d’Aumale en ricanant. Je parie qu’il est allé tout raconter au roi !

Aussitôt le silence se fit. Plus personne n’avait envie de rire.

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— Dieu te garde, François de Valois !

Le nain Briandas fit, chez le roi, une entrée aussi remarquée que celle d’Aumale chez le dauphin.

— François de Valois ? Mais comment m’appelles-tu, Briandas ?

— Ce drôle a toutes les audaces, soupira la duchesse d’Étampes que les fous de cour n’amusaient pas.

Elle préférait de loin, comme ce soir-là, le commerce des artistes et des savants. Grâce à elle, les soupers privés du roi étaient toujours animés, brillants, remplis de grandes idées et de pensées utiles. La maîtresse du roi relança très naturellement la conversation.

— Monsieur Primaticcio nous parlait de son pavillon de Pomone.

— À boire pour François de Valois ! insista le nain, odieux.

— Mais où as-tu donc appris cette leçon ?

Comme s’il devinait l’importance de la plaisanterie, François Ier lui accorda, d’instinct, toute son attention.

— C’est que tu n’es plus roi, par le sang de Dieu !

Un murmure de malaise parcourut la chambre. Le roi se mit à tousser. La favorite perdait patience.

— Tu n’es plus roi, puisque tu es mort.

— Mort ?

— Je l’ai vu, je viens de le voir. Du reste... Où se trouve le grand maître de l’Artillerie ?

Le seigneur de Taix se manifesta.

— Je suis ici, mais...

— Désolé, mon ami. Mais Brissac a pris ta place ! Quant à toi, là-bas, qui ris si bien, tu aurais mieux fait de te méfier, car c’est Saint-André qui est désormais chambellan...

— À la fin, espèce d’idiot, vas-tu m’expliquer de quoi tu parles ?

Briandas sourit sans répondre, grimpa tranquillement sur un tabouret puis, tout en jouant avec son bilboquet, se mit à épeler les noms et les titres de la maison du futur roi. François commençait à se lasser.

— Tu es de plus en plus fou, Briandas !

— Non, François, non, non. Toi-même, tu verras ici, très bientôt, monsieur le connétable qui te mènera à la baguette et t’apprendra à faire le sot.

— Oh ! fit l’assistance indignée.

Alors Briandas raconta au roi sidéré – et à la compagnie déconfite – la scène dont il venait d’être le témoin.

— Cette fois, marmonna François quand son bouffon eut fini, cette fois il est allé trop loin.

— Sire, tenta d’intervenir la duchesse, je suis certaine que ce drôle exagère...

Mais le roi s’était levé. D’un regard, il s’assura du soutien de Montgomery, capitaine de sa garde écossaise et, sans un mot, livide, soufflant déjà, quitta la pièce. Bien que souffrant, quoique très affaibli, il traversa en quelques minutes les couloirs qui le séparaient de l’appartement de son fils. Il y entra sans politesse, ses gardes ouvrant eux-mêmes les portes et forçant celles qui auraient pu résister.

Quand enfin le vieux monarque eut atteint la chambre du dauphin, il la trouva vide – ou plutôt, désertée en catastrophe par un cercle d’invités paniqués.

— Henri ! cria le roi. Henri, montre-toi, fils indigne, mauvais sujet et triste hère !

Personne ne répondit. Même les serviteurs du dauphin, effrayés, quittaient l’appartement sur la pointe des pieds.

— Henri ! hurla de nouveau François.

Le roi avait tiré son épée du fourreau. Ivre de rage, il se jeta sur les reliefs du repas et fit voler aux quatre coins de la chambre les plats, les mets, les verres et les couverts. Il renversa la table, se jeta sur une crédence dont il fit voler le contenu en éclats.

Près de lui, le capitaine écossais hésitait entre la loyauté, qui aurait dû le conduire à aider le roi dans sa dévastation, et la raison qui voulait qu’on le calmât.

— Méchant fils impatient de m’envoyer au diable ! sanglotait François – de rage et non de tristesse.

Le souverain livide rengaina son épée, respira deux ou trois fois à fond, comme s’il espérait se calmer lui-même puis, attrapant à deux mains le fauteuil sur lequel avait dîné son fils – et dont la galette était encore tiède – le précipita si violemment au sol qu’il se brisa en maints endroits.

Sur quoi François regagna ses appartements, hagard, titubant. Désespéré.

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Le dauphin Henri resta un mois entier loin de la Cour ; puis il présenta des excuses et, contre toute attente, son père les accepta. Sans lui donner formellement son pardon, il l’accueillit de nouveau sous son toit, fit semblant d’avoir oublié... Les plus méchantes langues disaient qu’au fond, il n’avait guère le choix : Henri n’était-il pas le seul fils qui lui restât ?

Les Fils de France
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