Manoir du Plessis-lez-Tours.

Le vicomte de Lavedan était le gendre d’Aimée de Lafayette, mais il avait cinquante ans, comme elle. Il surgit en trombe dans la chambre de Jeanne d’Albret.

— Eh bien ? questionna la gouvernante.

— Ils sont sous les arcades, ma chère, et vont monter d’une minute à l’autre.

— Mon Dieu, mon Dieu !

On avait appris, deux heures plus tôt seulement, que le roi de France en personne, arrivant d’Amboise par la route, amenait au Plessis le duc de Clèves, afin de lui présenter sa promise.

— Pouvez-vous nous aider, Jean ?

— Volontiers, mais à quoi faire ?

La nervosité, dans la pièce, était à son comble. Déjà en soi, une telle visite aurait eu de quoi retourner la douce Aimée ; mais en l’occurrence, la situation se compliquait du changement d’avis radical de la jeune infante. Car depuis quelques jours, Jeanne avait décidé de refuser ce mariage.

— Pourquoi mon père et ma mère sont-ils retournés en Navarre ? se plaignait-elle. Comment peuvent-ils me laisser seule face à mon oncle ?

L’infante ignorait tout de la crise qui venait de foudroyer Marguerite.

— Pensez-vous que j’ai le droit de tenir tête au roi de France ?

Aimée de Lafayette la regarda un moment, les yeux lourds de sympathie.

— C’est votre mariage, lui dit-elle. C’est votre vie, mon enfant. Vous ne devez permettre à personne, fût-ce au roi, d’en disposer à votre place.

Les conceptions de la gouvernante, sur ce chapitre, étaient plus qu’avancées – en totale contradiction avec l’éducation d’une princesse. Mais il est vrai que depuis quelques semaines, autour de Jeanne, tous les conseils allaient dans le même sens. Par le truchement de Gautier de Coisay, l’infante avait reçu de son père une longue missive, argumentée, l’enjoignant à la résistance ; puis elle avait eu la visite d’un envoyé des États du Béarn, M. Beda, qui lui avait notifié l’opposition pleine et entière de ses futurs sujets à une alliance allemande qu’ils rejetaient.

Le roi, forcément, avait eu vent de cette volte-face ; aussi se garda-t-il d’amener tout de suite avec lui le duc de Clèves. Sous prétexte de surprendre sa nièce, il vint seul, tout d’abord, s’assurer de son obéissance.

À peine entré, François reçut la révérence et le baiser de l’infante. À côté d’elle, il faisait figure de géant, et dut se plier en deux pour qu’elle atteignît sa joue royale.

— Comment va ma petite Jeanne ?

— Un peu mieux aujourd’hui...

Tournant et retournant l’adolescente, il s’assura de sa tenue et parut satisfait de ce qu’il découvrait. Quoique gracile, Jeanne était assez jolie ; et bien que souvent malade, elle gardait le teint rose et frais. Elle portait fort bien, de surcroît, sa robe de satin pervenche.

Alors le roi se redressa de tout son haut et, prenant la posture la plus avantageuse, aborda d’entrée la question sensible.

— Qu’ai-je entendu dire ? Vous auriez songé à remettre en cause une alliance conclue et signée ?

— C’est vrai, sire.

Cette réponse fut murmurée, ce qui contrastait avec la voix sonore du roi, et permit à celui-ci de feindre la surdité.

— Qu’en est-il ?

— Je vous dis que c’est vrai, susurra la petite.

— Mmm...

Le monarque dévisagea sans bienveillance Aimée de Lafayette et le vicomte de Lavedan.

— J’aimerais comprendre ce qu’il se passe ici, lança-t-il d’un ton presque menaçant.

Jamais la stature immense de François Ier n’avait paru si impressionnante que ce matin-là, confrontée à cette frêle silhouette de treize ans. L’oncle vrilla son regard dans celui de sa nièce. Il sortit un papier de son pourpoint, peut-être pour y noter une idée.

— À Fontainebleau, vous m’avez dit que vous étiez satisfaite d’épouser le duc de Clèves. Qui donc vous a conseillé de changer d’avis ?

— Je ne savais pas, alors, le dommage que je causerais à mon père.

— Quel dommage ?

Le roi n’entrait pas assez dans les idées de son beau-frère pour partager ce point de vue. Sa nièce s’agenouilla.

— Sire, mariez-moi en France ! Car plutôt que d’épouser le duc de Clèves, je préférerais entrer au couvent.

Jeanne avait dit cela sur un ton bien modeste, mais elle l’avait dit cependant. Et le roi de France, qui savait que son allié patientait dans une antichambre, sentit le sol se dérober sous ses pieds.

— Mais enfin, qui vous a parlé des prétendus dommages que ce mariage causerait à votre père ?

La colère, perceptible dans la voix du roi, intimida un peu plus la récalcitrante. Il fallut lui reposer la question.

— C’est un gentilhomme...

— Un gentilhomme !

— Un gentilhomme envoyé à Votre Majesté par les sujets béarnais de mon père.

— Ah, les sujets béarnais !

Le roi, de rage, froissa la feuille qu’il tenait et la jeta. Il fit deux ou trois fois le tour de la pièce, exactement comme un fauve en cage, puis il trancha.

— Vous ferez ce que vos parents, le roi et la reine de Navarre, vous ordonneront.

— Si le roi mon père m’ordonnait d’épouser le duc de Clèves, ce ne serait que pour obéir à Votre Majesté.

Peu à peu, l’indignation – ou bien la conscience de jouer son avenir – donnait de la consistance à cette petite voix qui se rebellait. François frappa du poing sur une table.

— Vous verrez que votre père vous l’ordonnera ; ce mariage se fera malgré qui que ce soit !

— Non, sire.

Il est fort probable que jamais encore, dans un règne d’un quart de siècle, François Ier n’avait rencontré d’opposition si résolue. Il n’en croyait tout simplement pas ses oreilles. L’enfant, de son côté, la première crainte passée, s’enferrait dans un refus qui commençait à la grandir à ses propres yeux. Le souverain se baissa de nouveau pour la regarder bien en face.

— Mademoiselle, nous vous ordonnerons d’épouser qui vous savez !

— Plutôt que d’épouser le duc de Clèves, j’irai me jeter dans un puits !

Attendrie par sa propre formule, et peut-être consciente de dépasser la mesure, Jeanne fondit en larmes. Elle commit l’imprudence d’aller se réfugier dans les bras de sa gouvernante, détournant sur la pauvre femme l’ire du monarque.

— Quant à vous, madame, vous me répondrez des grands désordres que je déplore ici ! Je ne sais trop quelle cabale s’est fait jour dans ce coin de Touraine, mais je puis vous assurer que, s’il le faut, j’y mettrai bon ordre moi-même.

— Sire... crut devoir intervenir le vicomte de Lavedan.

— Et nous verrons tomber quelques têtes !

C’est sur ces mots, effroyables dans la bouche d’un roi, que François Ier quitta la pièce.

Jeanne avait attendu ce moment pour s’évanouir dans les bras d’Aimée.

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Moins d’une heure plus tard, le roi était de retour dans la chambre, tout sourire, l’air dégagé. Il avait à sa droite le duc de Clèves, un guerrier blond de vingt-cinq ans à la barbe courte, l’air aussi fermé que noble, et à sa gauche le cardinal de Tournon, artisan de l’alliance nouvelle et de la politique de durcissement à l’égard de l’empereur.

— Laissez-moi donc vous présenter ma chère nièce, dit François tout patelin, comme si rien n’était venu obscurcir le ciel printanier du Plessis.

L’infante paraissait momifiée. Sa rigidité conféra d’emblée aux présentations un tour parfaitement irréel. Figée comme un automate, elle fit une révérence absente au duc de Clèves, et se laissa, telle une morte, embrasser par lui tout en fixant le plafond d’un œil vide.

— Elle est un peu intimidée, c’est l’âge ! s’excusa le roi dans un accès d’hypocrisie louable.

Le fiancé, de son côté, refroidi par tant de raideur, et d’une nature distante au demeurant, n’insista pas. Après avoir salué la gouvernante et son gendre, il s’inclina sobrement, à l’allemande, et se laissa raccompagner par le roi. Jamais fiancé n’avait passé si peu de temps avec sa tendre élue...

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Le cardinal sortit un instant sur les talons des souverains puis, faisant bientôt retour et fermant derrière lui la porte, se chargea de réitérer, en les précisant, les ordres du roi.

— Votre attitude est inqualifiable, madame ! grondait-il en sourdine, sans que l’on pût discerner s’il s’adressait plutôt à Jeanne ou à sa gouvernante. Le roi est ulcéré, et je dois vous avouer que, dans cette rencontre4 je lui trouve, pour ma part, encore bien de la patience !

Avec le visage allongé d’un rongeur, le cardinal de Tournon présentait une silhouette d’oiseau dégingandé. Un oiseau rouge sang dont les mouvements, étrangement élastiques, laissaient toujours une impression de malaise. Il s’en prit, bien clairement cette fois, à Mme de Lafayette et à son gendre.

— Il ne faudrait pas, dit-il, que cette union vînt à échouer, car alors je ne pourrais répondre du roi, et serais bien en peine de calmer sa colère.

Il pointa vers le Ciel un index comminatoire.

— Et vous savez que l’on ne survit pas à la colère des rois !

Un souffle glacé traversa la pièce.

— Monseigneur, osa pourtant Aimée de Lafayette, vous trouverez bon que je m’étonne, sachant tout ce que vous devez vous-même à la reine et au roi de Navarre, de vous voir insister pour marier leur fille contre leur volonté.

— C’est vous qui avez mis cela dans la tête du roi François, enchérit le vicomte de Lavedan.

— Mais taisez-vous donc, malheureux ! Ah...

Le prélat paraissait désolé d’avoir à prononcer d’aussi rudes sentences.

— Je le déplore, croyez-moi, mais je sens déjà que cette hardiesse va vous coûter très cher.

Aimée s’imaginait que le bon sens, pour peu qu’on l’énonçât, pouvait dissiper tous les conflits.

— Enfin, reprit Aimée en secouant la tête, vous voyez bien que la petite infante n’en veut pas, de votre Allemand.

— Votre vulgarité, s’emporta Tournon, me rend malade. L’affaire est bien trop importante pour le roi, pour la couronne, pour les affaires du monde ! Et quoi que vous pensiez ou disiez jamais, je vous promets, je vous certifie qu’elle se fera.

Sur quoi le cardinal gagna la porte, non sans avoir, avant de s’éclipser, lancé vers la princesse une ultime mise en garde.

— Et vous, je puis vous garantir que si vous révélez à vos parents un mot, un seul, de ce qui s’est dit ici, vous irez finir votre vie dans une tour !

— Elle est tout juste commencée, sa vie ! cria presque Mme de Lafayette.

Mais Tournon avait disparu.

Les Fils de France
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