Bayonne.
Après deux ans et demi de combats entre la France et l’Empire, une trêve de dix ans – voulue par le nouveau connétable et obtenue par lui à force de ténacité – avait été conclue à l’été 1538. Charles Quint et François Ier s’en étaient mutuellement congratulés à Aigues-Mortes, chez Montmorency lui-même. Ainsi, quinze ans après le traité de Madrid, et sans accoucher vraiment de la paix, avait-on posé les bases d’ententes futures, peut-être même de mariages... En cet automne 1539, l’empereur devant se rendre au plus vite à Gand, dans les Flandres, pour y mater un soulèvement bourgeois, il s’était cru en assez bons termes avec le roi de France pour lui suggérer de traverser son territoire ; et ce dernier, bon prince, ne crut devoir le lui refuser. Mieux : François, qui n’avait rien oublié des anciennes humiliations castillanes1, sauta sur cette occasion d’impressionner, sinon Charles que rien ne pouvait éblouir, du moins les Grands d’Espagne entraînés à sa suite – foi de Gaulois, on leur en mettrait plein la vue !
Aussi bien par un matin venteux de novembre, le dauphin Henri et le connétable de France, entourés d’une escorte brillante de plusieurs dizaines de chevaliers cuirassés, casqués, emplumés – eux-mêmes flanqués d’une lourde suite – attendaient-ils l’empereur à Bayonne pour lui souhaiter la bienvenue. Côté espagnol, vingt-cinq gentilshommes à peine, tous en tenue de voyage, et une petite cinquantaine de cavaliers seulement encadraient leur auguste maître. D’ailleurs Charles, d’un naturel déjà sombre, se trouvait rembruni encore par le deuil tout récent de son épouse, la charmante Isabelle de Portugal – la seule personne qu’il eût jamais aimée... Victime de surcroît d’un gros rhume qui le forçait à conserver la bouche ouverte et – à ce qu’il se disait en sourdine – d’une crise d’hémorroïdes, le souverain Très Catholique voyageait en litière fermée, accompagné de moines qui, à mi-voix, débitaient des antiennes.
— Confìteor Deo omnipotenti et vobis fratres quia peccavi nimis cogitatione...
Le dauphin Henri avait conservé, de ses années passées comme otage dans les geôles impériales, une aversion quasi physique pour les Espagnols en général, et l’entourage dévot de l’empereur en particulier. Mais il avait déjà revu Charles Quint à Aigues-Mortes ; et se trouver dans la situation de l’accueillir, au nom du roi son père, sur des terres où il sollicitait le passage, n’était pas pour déplaire au jeune prince.
— Sire, lui dit-il après les phrases d’usage, j’ai à vous transmettre, par avance, les chaleureuses embrassades de la reine Éléonore, votre sœur.
— Alors embrassez-moi ! dit l’empereur en français.
Le dauphin, non sans se forcer sans doute, s’exécuta sans manières... C’était une entorse considérable aux façons de Tolède, et le connétable ne manqua pas d’en apprécier toute la valeur. Pour lui, ce long voyage qu’entamait l’empereur à travers la France était un peu le couronnement d’années d’efforts, tant diplomatiques que militaires – car ses victoires sur l’Empire, Montmorency les avait toujours regardées comme des moyens de revenir plus vite à la paix. Charles Quint connaissait ses alliés véritables. Et dès ce premier jour, il ne manqua aucune occasion de mettre en avant le connétable, lui octroyant même le traitement réservé d’habitude aux seuls chefs d’État.
— Mon cousin, lui disait-il de manière bien audible en s’effaçant devant chaque porte, me ferez-vous l’honneur ?
— Sire, enchérissait Montmorency, vous obéir fait toute ma joie !
Derrière ces politesses se cachaient pourtant d’innombrables points de conflit ; notamment, Charles n’avait pas davantage renoncé à conquérir un jour la Bourgogne que François n’avait fait une croix sur son cher Milanais. De part et d’autre, personne n’ignorait que d’épineuses questions territoriales demeuraient sans règlement.