Paris, palais du Louvre.

Depuis la forteresse du Louvre, par une verrière récemment percée, le maréchal de Montmorency, grand maître de France, observait la foule massée devant Saint-Germain-l’Auxerrois. Sous le ciel blanc du matin, des milliers de fidèles, répondant à l’appel de la Sorbonne et des paroisses de Paris, formaient une foule dense. Sombre. Tous se préparaient à suivre la procession solennelle, afin d’expier les crimes commis, ces derniers temps, contre l’Église et contre Dieu. Les pénitents se rassemblaient par clocher ou par corporation ; la plupart des hommes étaient sans coiffure, beaucoup en chemise malgré le froid, certains pieds nus en signe de contrition.

— Il ne manque plus que des flagellants, dit le cardinal de Tournon qui s’était, avec la discrétion d’un chat, approché de la verrière.

— Vous ne devriez pas plaisanter avec ces choses, estima le grand maître. Tous ces braves gens ne viennent faire l’offrande de leur fierté que pour racheter des fautes que nous n’avons su prévenir.

— Ce n’est pas moi qui ai vitupéré la messe du pape ! se défendit le prélat.

Il présentait le faciès longiligne et pointu d’un rongeur.

— Je m’en doute, fit Montmorency en le dévisageant comme pour la première fois ; quoique...

Le maréchal sortit de l’embrasure. Son apparence, immuable, était impressionnante : large de front, de face et de stature, il paraissait un minotaure vêtu de velours sombre et de passements d’argent... Il avança vers la chaire où le monarque s’était rencogné, et n’hésita pas à tirer François Ier de sa lecture.

— Vos bons sujets attendent beaucoup de cette démonstration, affirma-t-il. Nous devons nous montrer résolus et fermes. Très fermes.

Le roi lui lança un regard triste. Il paraissait las, et cette lassitude se trouvait renforcée par ses vêtements noirs – tellement inhabituels chez lui. Il brandit vers Montmorency les feuillets de sa harangue.

— « Si un des bras de mon corps était infecté de cette farine, je le voudrais couper ; et si mes enfants en étaient entachés, je les voudrais moi-même immoler »... Est-ce assez ferme ? Est-ce assez résolu selon vous ?

Montmorency, au ton de son maître, comprit que François trouvait ces formules excessives. Il savait aussi que le roi réprouvait l’emploi de la violence et regrettait qu’on eût prévu, comme point d’orgue des pénitences, l’immolation par le feu de six Luthériens avérés. Cependant, le maréchal pouvait-il se laisser rabrouer sans broncher ?

— Sire, dit-il en se raclant la gorge, j’ai combattu pour la France à Novare et failli rendre l’âme à La Bicoque ; j’étais aux côtés de Votre Majesté à Pavie puis à Madrid, je l’ai servie en Languedoc, représentée chez les Anglais... J’ai fait tout cela sans qu’elle ait eu, je crois, trop à se plaindre de mes choix.

François était censé approuver ; il se contenta de grogner.

— Aujourd’hui, reprit Montmorency, je supplie le roi de me suivre encore dans cette affirmation de force. Vous êtes le berger qui doit tenir le troupeau. Il y va de l’ordre, à l’intérieur, et de la paix au-dehors.

Le souverain maugréa, et c’est peut-être ce qui enhardit Tournon à contrer le grand maître.

— Ne serait-il possible de tenir le troupeau sans faire rôtir les brebis égarées ?

Si une posture avait le don d’exaspérer Montmorency, c’était bien cette sollicitude sans fond, sans engagement véritable, dont le cardinal de Tournon était coutumier.

— Son Éminence prendrait-elle la défense des hérétiques ? siffla-t-il.

— Ce ne sont que de pauvres gens, maréchal, et vous le savez bien...

— Le Parlement de Paris en a jugé autrement, martela le grand maître.

— Le Parlement vous obéit... Mais il a tort de rallumer les bûchers ; Madame aurait tout fait pour éviter cela !

— La régente Louise n’a jamais manifesté de faiblesse envers l’hérésie, pour la...

— Il suffit ! intervint le roi. Mais quand cesserez-vous donc de faire parler ma mère (Dieu l’ait en sa sainte garde) ?

Il se tourna vers le cardinal.

— Quant à vous, mon cousin, si vos prédicateurs, et surtout vos théologiens, s’étaient montrés moins acharnés à perdre leur prochain, j’aurais peut-être eu le loisir d’exercer ma grâce. Car c’est l’Église qui, à travers eux, me réclame la tête de ces réformés.

— Pas toute l’Église, Sire...

— Bien sûr que si, monsieur ! À commencer par le Saint-Siège !

Le cardinal de Tournon s’en retourna, penaud, vers sa croisée, tandis que Montmorency, attentif à ne pas sourire, en choisissait une autre.

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Dehors, la neige s’était mise à tomber. En contrebas sur le parvis, la procession s’organisait par groupes de paroissiens et collèges de moines, Cordeliers, Jacobins, Carmes et Augustins, attachés au service d’une kyrielle de reliques5. Une ovation monta de la foule pour saluer l’arrivée de la duchesse Catherine et de ses belles-sœurs, les princesses Madeleine et Marguerite de France qui, en robes de velours noir, furent hissées sur des haquenées4 blanches ; on leur confia, ainsi qu’au duc de Vendôme, les hampes d’un dais violet semé de lys d’or, à porter, pendant toute la procession, au-dessus du saint sacrement.

Les Fils de France – les princes François, Henri et Charles – ne furent pas moins acclamés ; eux marcheraient nu-tête et vêtus de sombre. Tout semblait prêt pour la grandiose expiation de tout un royaume. Il faisait maintenant grand jour et le cortège aurait dû s’ébranler. Seulement le roi se fit attendre.

François Ier réfléchissait.

Il méditait, la tête dans ses mains ; les idées se bousculaient sous son crâne. C’est à sa sœur, bien sûr, qu’il pensait surtout – à sa Marguerite bien-aimée qui, assurément, serait choquée, révulsée d’apprendre qu’on avait encore conduit des malheureux au bûcher pour des points de doctrine et des raisons d’Église... Marguerite... Comme il aurait aimé, en cet instant, serrer sa grande sœur contre lui !

L’entrée de la reine Éléonore, impatiente, et de ses dames, interrompit cet épanchement. Le regard myope de Montmorency croisa celui, interrogateur, de Diane de Brézé, et le tranquillisa d’un simple battement de cils.

— Fort bien, dit le roi en confiant ostensiblement son béret de velours à un page. Marchons sur Notre-Dame, et joignons nos prières et nos regrets à ceux de tous ces bons chrétiens !

Avant de sortir, il déposa un baiser sur le front de son épouse, sans prendre la peine de relever le voile estompant ses traits vieillissants.

Les Fils de France
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