Château d’Amboise.

La Cour s’était réunie à Amboise pour le nouvel an23, ce qui n’avait pas été sans frictions. Les griefs et les rancœurs accumulés dans la dernière campagne avaient en effet dégradé les relations entre les deux partis ; et des amis du dauphin – donc partisans de Diane de Poitiers – qui, un an plus tôt, auraient pu s’entendre encore avec le cercle de la favorite, s’en déclaraient à présent les adversaires farouches. De son côté, Anne de Pisseleu ne faisait rien pour arrondir les angles. N’avait-elle pas été, pour les étrennes, jusqu’à commander à Marot des vers plus acerbes encore que de coutume ? S’adressant d’abord à la duchesse, son petit poème commençait gentiment.

Sans préjudice à personne

Je vous donne

La pomme d’or de beauté,

Et de ferme loyauté

La couronne...

Mais plus loin, le rimeur décochait contre « la Vieille » un trait d’une malveillance inouïe.

Que voulez-vous, Diane bonne,

Que vous donne ?

Vous n’eûtes, comme j’entends,

Jamais tant d’heur au printemps

Qu’en automne.

Ces insultes scandées, jointes à toutes sortes de rumeurs colportées de part et d’autre, rendirent irrespirable l’air si doux, par ailleurs, du Val de Loire. Chaque jour qui passait semblait rapprocher les camps hostiles d’une confrontation inévitable ; et les déplacements des deux dames dans le château et les jardins se mirent à obéir de plus en plus à un jeu irritant d’esquive et d’évitement.

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Un samedi vers midi, la rencontre tant redoutée finit par se produire au cœur du beau jardin dominant le fleuve. L’escouade de la duchesse, au détour d’un bosquet de grands ifs, tomba sur la brigade de la sénéchale... On sentit se hérisser les deux groupes, et certains gentilshommes, par réflexe, touchèrent même la garde de leur épée. Mais le sang-froid de Mme de Poitiers, la diplomatie de Mme d’Étampes, la nécessité aussi où se trouvaient l’une et l’autre de sauver la face devant leurs affidés, écartèrent tout affrontement direct. C’est la plus jeune qui affecta de plier la première.

— Il fallait que je vous voie, lança-t-elle, tout sourire, à son ennemie.

— Le moment me paraît aussi choisi que l’endroit.

— Belle journée, n’est-ce pas ? L’hiver en ce pays est comme un été sans chaleurs.

— Je reconnais ici votre goût pour la poésie...

Ces dames se mesuraient encore, à la manière de jouteurs qui, lors des premières passes, se seraient contentés de jauger la force adverse. À la surprise générale, elles plantèrent là leurs escortes et, marchant de concert comme auraient pu le faire de vieilles amies, s’éloignèrent ensemble vers la terrasse, d’où la vue est si belle.

— On veut nous opposer, dit Anne de Pisseleu sans détour, quand nous gagnerions tant à nous entendre !

— Le roi, je crois, ne demanderait pas mieux, approuva Diane de Poitiers. Il me le disait hier encore.

Cette évocation des relations privilégiées entre le monarque et la belle veuve atteignit le but visé : Anne se crispa au point de frissonner sous ses hermines.

— Il n’est pas bon, dit-elle, que vous embarrassiez le roi de nos petites querelles. Voyez-le autant que vous voulez, cela ne m’inquiète en rien... Mais tâchez plutôt de le distraire comme je le fais de mon côté.

— Je n’ai certes pas les mêmes arguments !

— Chaque âge a les siens...

Le premier choc avait été sérieux. Les deux cercles de spectateurs qui, d’un peu loin, surveillaient la joute, le comprirent à la façon dont la grande sénéchale remonta nerveusement sa chape de vison noir.

— Vous allez partout exhibant votre jeunesse, et répétant que vous êtes jeune, très jeune, la plus jeune ! Je vous le concède d’autant plus volontiers que cette jeunesse-là, après avoir été un état de nature, est en train de devenir, chez vous, un fait de culture. Oui, il me paraît fort que vous serez toujours jeune – au sens où l’on dit d’un guerrier qu’il est court.

— Si la jeunesse vous est indifférente, pourquoi vous acharnez-vous tant à retenir la vôtre ?

— Oh, je ne retiens rien, madame, et vous confondez en ce moment jeunesse et vitalité... Voyez-vous, lorsque vous remuez ciel et terre pour faire lever un siège dont le succès porterait ombrage à vos intérêts, vous faites preuve de jeunesse ; mais lorsque, consciente de ce mauvais service, je m’emploie à en limiter autant que possible les effets délétères, alors je ne marchande pas ma vitalité.

— Quitte à prêter un peu de cette vitalité à des princes qui, sans vous, en seraient démunis...

— Il me paraît préférable d’insuffler de l’ardeur à un jeune prince, que d’en soustraire à un roi vieillissant.

— Je ne dérobe rien à personne, madame !

— Je n’ai pas dit que vous dérobiez... Il est des prêts consentis qui se révèlent funestes.

À leurs pieds, la Loire coulait sous le soleil, tranquille et langoureuse – visiblement étrangère aux mesquineries humaines. Des bateliers y conduisaient quelques chalands débordant de marchandises.

Diane estimait avoir désarçonné son adversaire. Elle s’apprêtait, du reste, à quitter la lice quand, ne boudant pas son plaisir, elle se retourna pour un dernier trait.

— Vous me faites, dit-elle, songer à ces hermines dont vous portez si joliment la fourrure... Comme elles fuyante et fouineuse, comme elles mordante jusqu’au sang – et vulnérable pourtant, vulnérable pour la même raison qu’elles.

Anne voulut bien sourire, mais de défi plus que d’amusement.

— Et cette raison, quelle est-elle ?

— Vous a-t-on jamais dit qu’au moment des amours, il devient très facile de les prendre ? Car leurs plaisirs, dont elles sont aveuglées, prennent alors le pas sur le reste, et les conduisent à négliger toute prudence.

Le sourire de la duchesse se figea.

— Puisque les hermines vous passionnent, vous savez sans doute pourquoi les ducs de Bretagne les ont prises pour emblème.

— Vous brûlez de me l’apprendre.

— Je l’avoue... Un jour donc, un duc de Bretagne, chassant l’hermine avec ses hommes, s’étonna qu’une de ces petites bêtes, acculée devant un ruisseau de boue, s’arrêtât soudain et fît face aux chasseurs. On dut lui expliquer que l’hermine aimait mieux sacrifier sa vie que maculer son joli manteau blanc. Alors il défendit qu’on tuât la malheureuse... N’est-ce pas ce qui s’appelle un symbole de pureté ?

En disant cela, la duchesse d’Étampes avait serré contre elle la voluptueuse douceur de son manteau immaculé.

— J’y vois surtout, répondit la sénéchale de Poitiers, une preuve d’inconséquence.

Elle s’éloignait déjà vers le logis, mais par le bord de la terrasse – en prenant soin d’éviter ses gens.

— Et ces bateliers vous le diraient mieux que moi, conclut-elle : l’inconséquence est un travers qui, sur le long cours, ne pardonne jamais.

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Dans la guerre qu’elle soutenait contre son ennemie, Diane de Poitiers avait dû apprendre à se passer, désormais, de l’appui – si longtemps décisif – du connétable de Montmorency. Elle s’en consolait en songeant que « la Pisseleu », de son côté, avait perdu celui de l’amiral de Brion, et que la disgrâce feutrée du premier valait mieux, à tout prendre, que le procès retentissant infligé au second. Cependant, la position de la grande sénéchale à la Cour demeurait plus que jamais liée à la puissance du dauphin ; or, tant que la princesse Catherine n’aurait pas donné d’héritier à la dynastie, cette puissance-là continuerait de manquer d’assise.

Puisque l’on savait, maintenant, que le dauphin Henri n’était point stérile, la priorité de Diane pouvait s’énoncer en quelques mots : rendre féconde la petite Médicis !

C’est la raison pour laquelle chaque soir – et souvent en dépit de ses sentiments propres – elle poussait son jeune amant vers le lit de son épouse. Elle lui recommandait de se montrer entreprenant, vaillant, tenace... Rien n’y faisait. La sénéchale priait, jeûnait et faisait dire des messes, tandis que la dauphine, elle-même obsédée par ce devoir dont elle ne pouvait s’acquitter, se lançait dans d’improbables pèlerinages à quelque saint local, à quelque pierre antique... Catherine s’entourait aussi d’astrologues, de mages et de guérisseurs qui, pas mieux que les herboristes missionnés par Diane, ne contribuaient à sa fertilité.

On en vint, à force de tout essayer, aux procédés vils et sordides. Et la pauvre princesse se laissa couvrir la matrice d’un cataplasme fait de bouse et de vers de terre écrasés, avant de consentir, en désespoir de cause, à ingurgiter chaque jour une pleine timbale d’urine de mule encore chaude ! On n’ose imaginer jusqu’où serait allée la malheureuse si Mme de Poitiers, ramenant tout à la raison et mettant à profit son bon sens maternel, n’avait su dénicher la perle rare : un bon médecin.

Jean Fernel, à première vue, ne payait pourtant pas de mine : à la fois maigre et rougeaud, le cheveu gris, rare et hirsute, il tenait plus du charlatan de foire que de l’archiatre2, et paraissait voué, par sa mise, à l’éradication des verrues malignes. Mais à la plus riche expérience, il alliait ce don du Ciel qu’est la mobilité d’un esprit ouvert. Aussi bien dès le premier examen, il lui parut que ce qui entravait le couple princier dans sa procréation, relevait d’un souci mécanique en tous points. En effet, si la malformation du dauphin était chose connue, Fernel révéla que son épouse aussi, par une malchance rare, présentait de ce côté une légère infirmité... De sorte que, féconds l’un et l’autre, ils formaient un couple stérile !

Le médecin en savait assez dans l’art d’aimer pour livrer à Henri, en quelques mots discrets mais parlants, la façon de passer l’obstacle. Un peu de contorsion ne pouvait guère embarrasser un tel athlète – sans compter qu’elle offrirait à sa conjointe un peu de la variété qu’elle enviait à sa rivale...

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C’est l’apanage des solutions limpides que d’offrir des résultats clairs : quelques mois plus tard seulement, l’annonce que la dauphine était grosse faisait le tour de la Cour, du royaume, de l’Europe entière.

Pour la joie de la sénéchale. Et le tourment de la duchesse.

1- La principale place de la Navarre septentrionale, à l’Ouest de Pau.

2- Médecin attitré d’un grand personnage.

Les Fils de France
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