En Piémont.

Le maréchal de Montmorency, depuis peu lieutenant général du roi en Piémont, avait cheminé toute la journée par des sentiers tortueux de montagne, luttant contre un brouillard épais qui comblait les ravins et occultait les cimes. Était-ce la raison de sa mauvaise humeur ? Le grand maître, en tout cas, arborait son visage fermé des mauvais jours... C’est peu dire, pourtant, qu’il avait la situation bien en main : à la barbe du marquis del Vasto, général de l’empereur, le grand maître avait, deux semaines plus tôt, forcé le passage au Pas de Suse – un exploit si l’on considère que ses effectifs, ce jour-là, n’atteignaient pas six mille hommes ! Les places françaises du Piémont ainsi dégagées, il lui restait à fortifier son avant-garde en attendant le roi qui descendait de Grenoble avec le gros des troupes.

— Avigliana ne devrait plus être loin, estima son bras droit, Montejehan. Mais avec cette poix, je crains que nous n’ayons perdu la route...

Montmorency demeura de marbre. Officiellement, il servait dans cette campagne sous l’autorité du dauphin Henri, dont c’était le second commandement après Amiens, en Picardie. Dans les faits, il gardait la maîtrise de tout, et prenant le jeune prince sous son aile, complétait sa formation militaire sous couvert de conseils d’état-major. Henri n’était-il pas encore, plus ou moins, un enfant ? Avec le charme et les défauts de son âge... Ainsi, revenant vers le Piémont, quelques semaines plus tôt, il avait chahuté dans sa tente avec des jeunes gens de sa compagnie ; or, sa daguette étant sortie du fourreau, il s’était fait une entaille à la cuisse, assez profonde pour le handicaper et l’obliger à circuler en litière plusieurs jours durant... Les hommes pouvaient-ils obéir à un tel collégien ? Plus récemment encore, envoyé par Montmorency prendre le fortin d’Avigliana, que tenait tant bien que mal une quarantaine de mercenaires, il n’avait rien trouvé de mieux que d’en ordonner l’assaut à l’arraché et, une fois dans la place, d’y passer tous les défenseurs par le fil de l’épée !

Pour tout dire, c’est cette nouvelle qui avait mis le maréchal de méchante humeur.

images

— Monseigneur, voici Avigliana !

Montmorency plissa les yeux. Le brouillard, dans ce vallon piémontais, était si épais qu’il avait fallu attendre de se trouver à un jet de pierre de la forteresse pour en deviner la masse sombre, pour en apercevoir enfin les tours, les créneaux, les échauguettes...

— Mon Dieu ! dit Montejehan quand ils atteignirent le pont-levis.

Le grand maître ne bronchait pas, mais à son sourire mauvais, ses familiers comprirent que sa colère intérieure était vive. Car de part et d’autre du châtelet d’entrée, le dauphin avait fait pendre aux créneaux, comme de vulgaires bandits, quatre des défenseurs du fortin – sans doute le capitaine et ses officiers.

Henri de France, entouré des jeunes Brissac, La Noue et Saint-André, attendait son cher maréchal dans la cour. Tous plastronnaient, la pose avantageuse et le sourire entendu. N’avaient-ils pas fait merveille en emportant le fort d’un seul mouvement ?

— Mon cousin, lança le dauphin, je suis heureux de vous accueillir en cette place d’Avigliana, désormais acquise à la France !

Le maréchal lui donna l’accolade et, restant à portée de l’oreille du prince, lui parla à mi-voix.

— Vous avez fait là un joli travail. Voulez-vous donner des ordres pour que l’on détache ces pendus ; ils vont nous attirer les corbeaux. Ensuite, veuillez me suivre : j’ai à vous parler.

L’élève rejoignit le maître dans la salle noble, au premier étage.

— Avant tout, dit-il, je dois vous expliquer les...

— C’est moi, monseigneur, qui vais vous expliquer pourquoi, dans cette rencontre, vous avez abusé de ma confiance.

Plus massif, plus sanguin, plus imposant que jamais, le maréchal de Montmorency dispensa une grande leçon à son disciple princier. Tout y passa : l’honneur des armes, le respect de l’adversaire, l’adaptation aux fins, l’ouverture diplomatique, la clémence du vainqueur... Henri aurait eu beau jeu d’avancer mille occasions passées où Montmorency s’était montré bien plus cruel que lui, mais il n’osa pas. Le grand maître n’était guère, il est vrai, d’humeur à disputer.

— Où est la noblesse de votre acte quand, laminant sans tactique une si petite place, vous en assassinez les hommes et punissez les chefs ? Où est-elle ?

Le dauphin, s’attendant à ce qu’on lui tressât des lauriers, ne s’était en rien préparé à une telle volée de bois vert. Les larmes aux yeux, il tenta mollement de se défendre.

— Je voulais donner exemple à ceux qui s’obstinent contre nous...

— Et vous n’avez donné qu’une bonne raison de s’obstiner à ceux qui, peut-être, étaient sur le point de céder. Ne comprenez-vous pas, Henri, qu’en exterminant ici quarante soldats, vous venez d’en renforcer quarante mille ailleurs ? Mais quand cesserez-vous donc d’avoir les yeux fixés sur le petit, quand c’est le grand qui, en prince de France, devrait vous occuper ?

Le jeune homme opinait du chef, autant pour apaiser Jupiter que par respect envers son ire céleste... À la fin, alors qu’il s’apprêtait, tout mortifié, à se retirer, le grand maître le prit paternellement par les épaules.

— Il n’empêche, dit-il, vous êtes vaillant et brave.

Le dauphin releva les yeux. Montmorency l’embrassa.

— Et vous avez fait tout juste ce que j’aurais fait à votre âge...

Le menton du jeune homme tremblotait.

— À présent, conclut le grand maître, allez vous reposer. Car demain, nous irons mettre le siège devant Moncalieri. Ensemble.

— Merci, monsieur le maréchal.

— Bonne nuit, monseigneur.

images

La place forte de Moncalieri, position maîtresse des Impériaux en Piémont, était défendue par le marquis del Vasto en personne. Ses environs s’étaient rendus, sans coup férir, aux Français. Cependant les approches de siège ne pouvaient se faire que par les marais du Pô où, toute une journée durant, de l’aube à la nuit tombée, sans manger ni souffler un instant, le dauphin Henri et ses compagnons menèrent les troupes, à portée de mitraille, avec de l’eau jusqu’aux genoux. À la fin, conformément aux plans du grand maître, des renforts détachés de l’armée du roi se présentèrent à point pour impressionner l’ennemi. Del Vasto donna l’ordre à ses troupes de se retrancher au-delà du fleuve ; et dès lors la victoire était acquise à Montmorency.

— Vous ai-je déjà dit, Henri, que vous étiez un brave ?

— Oui, mon cousin. Pas plus tard qu’avant-hier...

Une complicité filiale s’était instaurée entre le maréchal et son chef officiel – en réalité son élève. Elle trouvait à s’épanouir d’autant mieux que le dauphin chérissait la vie de camp et l’exercice au grand air, au milieu d’un cercle d’amis fiables, dont il ne sortait jamais qu’à regret. La bonne humeur d’un Andouins, la folie inventive d’un Saint-André, le côté chien fou d’un La Noue, apportaient au jeune prince la touche de fantaisie juvénile qui, par ailleurs, manquait à son caractère. Parmi ses écuyers piémontais, il avait ainsi distingué, pour sa faconde souriante et volontiers vantarde, un certain Gian Antonio Duci. Ce joyeux drille fut, évidemment, de la partie quand, Moncalieri tombée, on résolut d’en explorer les tavernes et les bordels...

— Henri, gare à tes aiguillettes ! plaisantait La Noue, un peu lourdement.

Il est vrai que, chez ces jeunes chevaliers, bagatelle et grivoiserie passaient pour des raisons vitales.

— Croyez-moi : les plus belles filles sont chez moi, à Fossano, lança Gian Antonio Duci, après qu’ils eurent écumé quelques adresses.

— Et où est-ce, chez toi ?

— C’est à une lieue d’ici, tout au plus !

Évidemment, la petite bande voulut voir Fossano et ses fameuses donzelles... On y parvint sur les coups de neuf heures du soir, déjà bien alcoolisé, dans un climat d’euphorie assez poussé. Seul, au milieu de ses compagnons titubants, le dauphin de Viennois conservait un semblant de tenue. Gian Antonio lui fit les honneurs de sa maison de famille ; et pendant que l’on improvisait un souper sans manière à la mode italienne, Duci pria sa sœur de réunir, pour l’animer, des musiciens, des danseuses et toutes ses amies...

— Eh, Filippa, seulement les belles ! hurla-t-il à l’approbation générale.

Il faut croire que Filippa Duci n’avait que de jolies amies ; car le souper n’eut rien à envier aux festins de beautés décrits par Dante. Vite dénudées, peu farouches, les jeunes Piémontaises embrasèrent les sens de leurs cavaliers français et, dans la nuit de Fossano, les couples se formèrent pour des jeux effrénés... Naturellement, Gian Antonio avait placé sa sœur à la droite du royal invité ; et Filippa sut séduire le dauphin – si bien même qu’on les vit, parmi les premiers, se retirer vers une chambre à l’étage.

Offerte, appétissante comme un fruit parfait, Filippa sut fouetter les sens d’Henri. Elle était tellement plus désirable que Catherine, tellement plus accessible que Diane ! Oubliant ses femmes en France, le jeune prince sauta littéralement sur la sœur de son hôte et, sans se soucier de détours et de parlottes, lui fit l’amour tout librement – sans grande tendresse, peut-être, mais avec fougue. Et plusieurs fois. Jusqu’au matin.

Il ne s’attarda guère, pour autant... Car aux premières lueurs, dès que le coq eut chanté, Gian Antonio lui-même vint le chercher dans sa chambre ; il lui signala que ses compagnons étaient déjà en selle : il leur fallait remonter en hâte vers Carignan, où le grand maître avait donné rendez-vous au roi François.

— Adieu, murmura-t-il à sa belle, assez légèrement.

Filippa ouvrit de grands yeux et, se jetant sur le jeune prince, tenta de l’empêcher de revêtir sa tenue de guerre. Puis, mesurant ce que son geste avait de dérisoire, elle chercha sa bouche une dernière fois et lui donna le plus entier, le plus furieux des baisers.

— Souviens-toi, lui cria-t-elle alors qu’il s’éloignait déjà, souviens-toi de Moncalieri !

Dans l’esprit d’Henri, ce nom devait résonner longtemps : Moncalieri ! Moncalieri !

Les Fils de France
titlepage.xhtml
ident1_split_000.html
ident1_split_001.html
ident1_split_002.html
ident1_split_003.html
ident1_split_004.html
ident1_split_005.html
sommaire.html
pre2.html
pre3.html
p1.html
p1chap1_split_000.html
p1chap1_split_001.html
p1chap2_split_000.html
p1chap2_split_001.html
p1chap2_split_002.html
p1chap2_split_003.html
p1chap2_split_004.html
p1chap2_split_005.html
p1chap3_split_000.html
p1chap3_split_001.html
p1chap3_split_002.html
p1chap3_split_003.html
p1chap3_split_004.html
p1chap3_split_005.html
p1chap3_split_006.html
p1chap4_split_000.html
p1chap4_split_001.html
p1chap4_split_002.html
p1chap4_split_003.html
p1chap4_split_004.html
p1chap4_split_005.html
p1chap4_split_006.html
p1chap5_split_000.html
p1chap5_split_001.html
p1chap5_split_002.html
p1chap5_split_003.html
p1chap5_split_004.html
p1chap5_split_005.html
p1chap5_split_006.html
p1chap6_split_000.html
p1chap6_split_001.html
p1chap6_split_002.html
p1chap6_split_003.html
p1chap6_split_004.html
p1chap6_split_005.html
p1chap6_split_006.html
p1chap6_split_007.html
p1chap6_split_008.html
p1chap7_split_000.html
p1chap7_split_001.html
p1chap7_split_002.html
p1chap7_split_003.html
p1chap7_split_004.html
p1chap7_split_005.html
p1chap8_split_000.html
p1chap8_split_001.html
p1chap8_split_002.html
p1chap9_split_000.html
p1chap9_split_001.html
p1chap9_split_002.html
p1chap9_split_003.html
p1chap10_split_000.html
p1chap10_split_001.html
p1chap10_split_002.html
p1chap10_split_003.html
p1chap10_split_004.html
p1chap10_split_005.html
p1chap10_split_006.html
p1chap10_split_007.html
p1chap11_split_000.html
p1chap11_split_001.html
p1chap11_split_002.html
p1chap11_split_003.html
p1chap11_split_004.html
p1chap11_split_005.html
p1chap12_split_000.html
p1chap12_split_001.html
p1chap12_split_002.html
p1chap12_split_003.html
p1chap12_split_004.html
p1chap13_split_000.html
p1chap13_split_001.html
p1chap13_split_002.html
p1chap13_split_003.html
p1chap13_split_004.html
p1chap13_split_005.html
p1chap13_split_006.html
p1chap13_split_007.html
p1chap13_split_008.html
p1chap14_split_000.html
p1chap14_split_001.html
appen4.html
appen5.html
appen6.html
cover.html