Saint-Cloud, Paris.

En attendant les funérailles29, le corps du roi François avait été transféré à Saint-Cloud, dans une autre belle demeure du cardinal du Bellay, évêque de Paris. Le long cercueil, de plomb doublé de chêne, couvert d’un poêle de velours, reposait sur des tréteaux dans une chambre funéraire drapée de noir, chichement illuminée de quelques cierges. Des moines y récitaient en boucle les prières pour les défunts.

Mais à quelques pas de là, se perpétuait un étrange cérémonial. Conformément à la coutume, un artiste habile30 avait moulé le visage du feu roi, puis réalisé son effigie en cire avant de l’installer sur un mannequin articulé de bois et d’osier. Ce monarque formel3, paré d’une chemise de satin rouge, d’une tunique bleu de France et revêtu du grand manteau violet semé de lys et doublé d’hermine, ce double inanimé chaussé de bottines de fil d’or aux semelles cramoisies, avait été allongé sur un lit de parade en drap d’or ; et c’est lui qui désormais recevait l’hommage des grands officiers.

Se déroulaient autour de lui, indéfectiblement, le lever et le coucher du roi, mais également son dîner et son souper publics ; ainsi les panetiers, les échansons, les écuyers tranchants s’acharnaient-ils, imperturbables, à présenter à l’effigie des mets soigneusement cuisinés qui, ne pouvant guère tenter leur destinataire, finissaient dans l’escarcelle des pauvres...

Enfin le 5 mai, après deux semaines d’un tel simulacre, le mannequin fut remisé dans l’attente des obsèques, et le cercueil installé à sa place. La chambre, jusque-là tendue de tapisseries fastueuses, gainée de velours bleu brodé d’or, ornée d’une croix immense et d’un autel portant des tableaux représentant la Vierge et saint François, fut changée en chapelle ardente. Et la foule put rentrer, quelques heures par jour, rendre un ultime hommage à François Ier.

Le nouveau roi Henri II – moment unique et solennel – s’y présenta lui-même un beau matin. Portant grand deuil – un manteau pourpre à cinq queues soutenu par les princes du sang – il s’avança vers la bière de son père et, visiblement ému, l’aspergea d’eau bénite.

— In nomine Patri, et Filii, et Spiritu sancti...

À ses côtés, la nouvelle reine pleurait à chaudes larmes. Catherine l’avait tant aimé, ce monarque tendre, lettré, magnifique ! Ce roi passionné d’Italie, entiché des génies italiens... Ce beau-père aimant qui, depuis son mariage à Marseille, quatorze ans plus tôt, l’avait soutenue toujours et protégée contre la méchanceté universelle.

— Mon père vous aimait comme sa propre fille, lui certifia tout bas son mari.

Cette simple phrase eut le pouvoir de les bouleverser tous deux.

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Pour Henri, s’astreindre à l’effacement jusqu’à ce que son père eût gagné Saint-Denis ne faisait que flatter un penchant naturel. Ne pouvant paraître aux obsèques solennelles, il avait fait louer, sur le parcours du cortège, une fenêtre assez discrète, mais large et bien placée. Dès le matin du 22 mai, il s’y installa en compagnie de quelques familiers, dont Jacques de Saint-André. La grande sénéchale, assignée aux cérémonies par sa charge de dame d’honneur, n’avait pu se soustraire à ses obligations pour rester près de lui, dans ce moment si important.

Le cortège de deuil du Grand Roy Françoys devait dépasser, en splendeur, tout ce qu’on avait vu. Son interminable défilé s’étendait sur trois lieues4 entières, et tous les organes du corps social s’y trouvaient représentés en nombre. Plus que de funérailles, cela tenait en vérité du triomphe à l’antique, avec insignes, tributs et tout un déploiement de fastes.

Les premiers à passer – sans le savoir – sous la fenêtre du nouveau roi, rue Saint-Jacques, furent cinq cents pauvres qui, torche en main, ouvraient le convoi funèbre. Le prévôt de l’Hôtel et ses archers, les Suisses de la garde, les deux cents gentilshommes de la maison portant leurs becs-de-corbin, les valets de chambre et de garde-robe, les médecins et chirurgiens, huissiers de la Salle et gentilshommes-servant suivaient en bon ordre.

Venaient après eux les rois et hérauts d’armes, ainsi que vingt-quatre gardes du corps portant, couverts de crêpe noir, les éperons, l’écu, la cotte d’armes, l’armet et les gantelets du roi-chevalier31.

Quand, pénétrant dans la rue Saint-Jacques, pointèrent les hauts chariots couverts du drap mortuaire, le jeune monarque sentit une douleur affreuse lui serrer la poitrine. Il se mit à respirer bruyamment, tandis que de grosses larmes tombèrent en pluie de ses yeux...

— Sire, se permit Dinteville, vous ne devez pas être triste. Le feu roi s’en va sans tache, il n’est rien que l’on puisse regretter. Votre père reste un sublime exemple pour vous ; imitez-le plutôt que de le pleurer !

— Ce n’est pas mon père que je pleure surtout, mais ceux qui l’accompagnent.

Car pour la circonstance on était allé chercher à Tournon la dépouille du dauphin François, à Beauvais celle du prince Charles. Ainsi les défunts Fils de France accompagneraient-ils leur père à Saint-Denis, jusqu’au tombeau où reposait déjà la bonne reine Claude – disparue depuis près d’un quart de siècle.

— Pour le dauphin, je l’avais un peu oublié. Pensez, cela fait dix ans et plus ! Mais Charles...

La voix d’Henri se brisa sur le prénom de son petit frère.

— Nous nous aimions bien...

Ses compagnons échangèrent des regards embarrassés. Seul Saint-André osa livrer leur point de vue.

— Vous souvenez-vous, demanda-t-il au roi, de ce jour où, avec Dampierre et La Châtaigneraie, le dauphin François et vous-même étiez tombés dans la Charente, et que le bateau s’était renversé sur vos têtes ?

— Si je me rappelle ! lâcha douloureusement Henri.

— La Cour vous croyait perdus, et le roi votre père pensait mourir de chagrin.

— C’est vrai...

Henri s’imaginait que son ami rappelait ces souvenirs pour nourrir son attendrissement. Il n’en était rien.

— Votre plus jeune frère, lui, ne s’alarma guère !

Le roi renifla. Saint-André poursuivit.

— Je crois même pouvoir dire que le duc d’Angoulême s’est senti fort allègre en ce moment précis. Au point de manifester sa déception quand les Suisses vous eurent sauvés.

— Ah oui ?

— J’ai vécu tout cela moi-même ! En apprenant que vous étiez sauvés, le prince Charles s’est tourné vers Tavannes et, d’un ton pincé, lui a dit : « Je renie Dieu, je ne serai jamais qu’un bélître5 ! »

Le roi demeura coi un moment.

— Le méchant naturel ! jugea-t-il. Dire que c’est à cause de lui, surtout, que je pleurais !

— Il ne le mérite pas, Henri.

— Pourtant... Peu de temps avant sa mort, il m’avait donné son amitié, et juré que nous pourrions gouverner paisiblement ensemble.

Les catafalques approchaient de la fenêtre, précédés chacun de six chevaux noirs, couverts de soie jusqu’aux oreilles.

Saint-André n’en était pas quitte avec la mémoire de Charles.

— Il vous donnait son amitié, reprit-il, et au même instant se liguait avec le prince d’Espagne, dans l’intention vous attaquer après la mort de votre père ! Certains lui en auraient volontiers donné les moyens.

Les hauts catafalques, comme des pyramides roulantes, couvertes de velours sombre, passaient à présent devant la fenêtre.

— Je ne sais plus que penser, soupira Henri.

— Voyez le bélître, se permit Saint-André, qui mène l’avant-garde de votre félicité !

Le roi Henri quitta la fenêtre et, retranché dans l’intérieur de la maison, s’assit sur une escabelle et se posa le menton sur les poings. Ses yeux étaient rouges, encore. Rouges mais secs.

Les Fils de France
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