Château de Pau.

Sur la vieille forteresse de Gaston Phébus, en surplomb du Gave, les Albret avaient fait fleurir la plus agréable des résidences, avec des jardins, des terrasses, une belle cour bordée de façades à l’italienne, un escalier d’honneur digne des châteaux les plus neufs du Val de Loire... Par une après-dînée bien douce, la reine Marguerite de Navarre s’était installée avec sa vieille compagne, Mme du Lude, et la fille de celle-ci, Mme de Bourdeilles2 au nouveau balcon qui, côté sud, offrait une vue magnifique sur la chaîne des Pyrénées. Elles devisaient nonchalamment, à propos de nouvelles en provenance du Louvre : il était question de la hâte du duc de Clèves à épouser la petite Jeanne, et de l’empressement du roi François à le satisfaire. Or, la reine ne parvenait pas à se montrer optimiste.

— Les États de Béarn3 ont rejeté solennellement la perspective de cette union, dit-elle, mais je ne suis pas sûre que mon mari sache tirer parti de leur refus. Il dispose pourtant là du meilleur argument que l’on puisse opposer à mon frère...

L’écho de cris, de bruits de sabots, de portes qui claquaient, tira les trois dames de l’espèce de torpeur qui les avait gagnées. Une sourde inquiétude les envahit ; déjà un page affolé se précipitait vers la souveraine.

— C’est le roi Henri, madame. Une mauvaise chute !

— Oh, Seigneur !

Marguerite sentit le sang lui affluer à la tête. Elle délaissa ses amies et, courant presque, suivit le garçon jusqu’aux appartements du roi. On s’écartait sur son passage, avec des mines inquiètes.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Marguerite au page, tout en courant.

— Une chute de cheval, redit-il sans plus de précisions.

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Autour du lit royal, médecins, officiers, compagnons de chasse et courtisans se pressaient dans un désordre qui, l’espace d’un instant, rappela sinistrement à la souveraine la mort de son premier mari, le duc d’Alençon, au retour de Pavie. Elle se fraya un chemin jusqu’au chevet d’Henri et s’inquiéta de son état.

— Je ne suis pas mort, répondit le roi de Navarre dans une grimace.

— Dieu soit loué ! dit Marguerite en se signant.

— Du reste, c’est heureux...

Le blessé s’interrompit pour souffler de douleur. Il toisait son épouse d’un regard peu amène.

— Imaginez que je sois mort aujourd’hui. À coup sûr, ma fille devenait allemande !

Marguerite, bien qu’habituée aux sautes d’humeur de son époux, et même à ses violences, fut surprise de cette attaque, en un tel moment et devant tout ce monde.

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?

Elle espérait que la dispute en resterait là, pour n’avoir pas à se justifier en public de ses faiblesses répétées envers François Ier. C’était compter sans le cynisme d’Henri d’Albret.

— Sans moi, vous seriez, comme toujours, à la botte de votre frère adoré. Que ne l’avez-vous épousé, du reste ?

— Henri !

— « Henri ! », l’imita méchamment le blessé. « Henri, comment pouvez-vous dire cela ? » Je le dis parce que c’est vrai. Vous obéissez si bien à François que vous seriez prête, pour lui dire amen, à trahir mes sujets. Et à vendre ma fille au premier Teuton venu !

Marguerite aurait pu répondre que, face au roi de France, son mari non plus n’avait guère brillé par sa ténacité... Mais devant tant d’injustice et d’irrespect mêlés, elle choisit de n’opposer que des larmes muettes. L’assistance, incommodée par la scène, désertait la chambre sur la pointe des pieds ; bientôt ne restèrent, au chevet du blessé, que ses médecins et son chirurgien.

— Vous n’avez jamais su choisir entre lui et moi, s’acharna le roi Henri.

— Vous savez que ce n’est pas vrai.

— Non, vous avez raison : vous l’aviez choisi, lui. Avant même que je ne vienne au monde...

Ce rappel mesquin de leur différence d’âge était le mot de trop. Marguerite se détourna et, titubant de chagrin, quitta la chambre de son mari. Elle se dit, en sortant, qu’il ne lui avait pas laissé le temps d’embrasser son joli visage.

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Le soir même, la reine essayait, au milieu des enluminures de sa bibliothèque, de se remettre de ses émotions. Mais la colère qui l’étouffait lui interdisait toute sérénité. Cette fureur visait moins son mari, dont elle avait appris à essuyer les foudres, que son frère. Oui, ce petit frère François auquel elle avait tant donné ! Henri, elle devait se l’avouer, n’avait sûrement pas tort lorsqu’il affirmait que François, depuis toujours l’objet de sa tendresse, l’avait constamment négligée. Il se moquait d’elle, d’Henri, de la Navarre entière – et de Jeanne, bien sûr !

— Je n’ai qu’une fille, ressassait-elle, et mon frère, mon propre frère, se permet de la marier contre mon gré ! Il ne m’a seulement pas consultée.

Marguerite, emportée par une bouffée d’indignation, soulevée par sa rage soudaine, ne tenait plus en place ; elle voulut ouvrir une fenêtre. Mais à mi-course, elle fut prise de vertige, dut s’appuyer à un lutrin et, avant même que son secrétaire ait eu le temps de réagir, s’effondra sur le sol.

Le vieil homme appela à l’aide. On accourut, on ranima la reine, on la porta jusqu’au lit le plus proche ; elle reprenait péniblement ses esprits. Mais à mesure que s’égrenaient les minutes, puis les heures, il fallut bien constater qu’un flux de sang avait gagné le cerveau – au point de la rendre infirme de tout le côté gauche. Elle peinait à articuler.

Marguerite n’osait se l’avouer, mais elle était devenue presque aveugle.

La dureté de ce monde avait eu raison de ses forces.

Les Fils de France
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