De Vienne à Tournon et Valence.

Quand l’immense caravane fut prête à quitter Vienne, il s’avéra que le dauphin était devenu trop faible, trop fiévreux – en un mot trop fragile – pour continuer le voyage en litière. Afin de lui épargner la chaleur, la poussière et les cahots du chemin, et puisque le Rhône était là, disponible, le roi décida que le cher malade poursuivrait par voie fluviale, et retrouverait à Valence le gros du convoi.

Le prince François fut donc porté avec soin jusqu’à ce même coche d’eau qui, quelques jours plus tôt, avait accueilli sa tante. S’embarquèrent avec lui son frère Henri, un médecin et quelques officiers de sa Maison, dont le pauvre Montecucculi qui, depuis le 2 août, avait perdu son sourire légendaire : le jeune Ferrarais s’en voulait affreusement d’avoir incité son maître à boire, par cette chaleur, l’eau glacée qui l’avait terrassé. À mots couverts, il reprochait aussi à Jacques de Saint-André de ne l’avoir pas mis en garde.

— Vous auriez dû me prévenir...

— Je ne pouvais imaginer que de l’eau froide pût mettre un homme dans cet état !

Une fois installé sur le coche, et bercé par les flots calmes du Rhône, le malade parut tout d’abord aller mieux : il transpirait moins, cessa de se plaindre, avala même un semblant de collation : quelques biscuits trempés dans un vin de Tournon coupé d’eau pure...

— Où est donc ma petite urne ? demanda-t-il.

Orléans lui tendit le pot concocté par l’herboriste de Brézé, avec des herbes propices aux voies respiratoires. Le dauphin y prit plusieurs longues inspirations.

— Cela tourne un peu la tête, dit-il.

— En attendant, se réjouit Saint-André, vous paraissez beaucoup mieux.

— Vous avez peut-être raison. D’ailleurs, que diriez-vous d’une partie de trictrac ?

La nuit passa. Mais dès le petit jour, les symptômes du mal avaient redoublé. Dans la matinée, alors que le soleil redevenait brûlant, on vit François frissonner et transpirer à la fois ; il s’agitait pour un rien... Son teint avait pris une coloration jaunâtre des plus alarmantes.

— Je suis bien mal, au vrai, gémit-il, pendant que son frère cadet lui épongeait le front.

— Calmez-vous, tout ira bien.

— Henri, vous souvenez-vous de Pedrazza3 ? Quand j’étais malade, déjà, et que vous me lisiez les exploits d’Amadis ?

— Cela vous plairait-il d’en entendre une page ? J’ai toujours un exemplaire avec moi.

— Non ! Pas maintenant... Ah, Henri ! Ce maudit gouverneur... Vous souvient-il ?

— Calmez-vous, mon frère.

— Je ne voulais pas... Moi, je ne voulais pas !

Le médecin se lamenta.

— Cette fois, le patient perd la raison. Effet des fièvres...

— Taisez-vous donc ! Henri sait, lui, que je ne délire point !

— Calmez-vous...

Orléans, plus impénétrable que jamais, savait en effet à quoi François faisait allusion : en Espagne, avant le traité de Cambrai, la détention des jeunes otages était devenue carcérale ; on les avait éloignés des leurs, privés de toute suite française, isolés en somme – et placés sous la garde d’un gouverneur qui, sur François surtout, avait tenté d’épancher des pulsions perverses.

À présent, François claquait des dents d’une manière sinistre.

— Henri ! pleurait-il. Henri, vous ne dites jamais rien...

— Vous êtes...

Le prince ténébreux faisait de gros efforts pour exprimer à son frère un peu de ce qu’il ressentait.

— Vous serez toujours mon frère bien-aimé, dit-il. Je n’oublie rien de tout ce que nous avons vécu ensemble ; moi je sais – nous savons...

À ces mots, le dauphin apaisé eut un long et profond soupir. Il somnola même un moment...

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L’on accosta pour la nuit, et les amis du prince se relayèrent à ses côtés jusqu’à l’aube. Le coche d’eau continua sa descente... Mais dans le milieu de la matinée, l’état du malade avait empiré dans de telles proportions qu’à l’approche de Tournon, le médecin prit la résolution de le débarquer.

Avec des précautions infinies, l’on transporta sa couche vers ce beau château dont les terrasses dominent le Rhône. Le cardinal de Tournon, natif des lieux, et qui venait de faire au roi les honneurs du collège local, ne parvint au chevet du mourant que pour lui prodiguer les derniers sacrements. C’est lui qui devait lui fermer les yeux.

Le prince François de France, dauphin de Viennois et duc de Bretagne, s’éteignit dans la nuit du mercredi 9 au jeudi 10 août, sans autre secours que la présence trop discrète de son frère. Il avait dix-huit ans.

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Le nouveau dauphin et le cardinal de Tournon s’en vinrent à Valence, en lugubre équipage, afin d’apporter eux-mêmes au roi la terrible nouvelle. Le prince ténébreux affichait une tristesse bien plus marquée encore que de coutume. Quant au cardinal, sa face de rongeur était parcourue de tics nerveux qui, dans d’autres circonstances, auraient prêté à rire. Il est vrai que la mission était des plus pénibles : comment annoncer à ce père insouciant que, cette fois, sa légèreté avait eu de lourdes conséquences, et qu’en aggravant sans doute l’état de son fils, elle l’avait tué ?

— Je vous plains d’avoir à endosser ce vilain rôle, dit à son confrère le vieux cardinal de Lorraine.

Tournon se racla la gorge.

— Pardon, rectifia-t-il. C’est moi qui vous plains, mon cher ! Je ne suis pas archevêque de Reims, et encore moins membre permanent du Conseil. Ainsi donc... Je vous cède la place !

— Vous n’y songez pas ?

— Mes vœux vous accompagnent.

Le dauphin Henri ne put s’empêcher de trouver l’échange assez cocasse. Finalement, le plus courageux – ou le moins couard – se révéla être le cardinal de Lorraine qui, osant à peine entrer dans le cabinet du roi, y afficha aussitôt une mine décomposée.

— Sire...

— Ah, mon cousin ! s’exclama François Ier. Depuis avant-hier, les mauvaises nouvelles s’accumulent.

On venait d’apprendre en effet que l’empereur, entré sans résistance à Aix, s’y était paré du vieux titre de « roi d’Arles ».

— Certes, poursuivit le roi, je fais confiance à Montmorency ; toutefois, je ne vous cache pas que sa tactique de terre brûlée m’effraie un peu. Enfin, jusqu’où...

Le roi laissa cette phrase en suspens. Il venait de croiser le regard effarouché du prélat, et avait aussitôt compris.

— C’est le dauphin...

Le cardinal de Lorraine hésita un instant, comme si la réponse n’allait pas de soi.

— Euh... Oui, sire.

Le visage du roi blêmit d’un coup.

— Mon fils est-il mort ?

— Non, non, non, Sire. Cela non... Mais... Le prince François est au plus mal, vraiment... Et...

D’un geste, François Ier le fit taire.

— J’entends bien.

— Sire...

— Vous n’osez me dire d’entrée qu’il est mort, mais vous voudriez que je sois certain qu’il mourra bientôt ! François est-il encore en vie, oui ou non ?

— Eh bien...

Le cardinal n’eut pas le loisir d’aller plus loin. D’un seul coup, le roi s’était effondré. S’affaissant contre une embrasure, il prit sa tête dans ses mains et sanglota violemment, quoique de manière presque silencieuse. Le prélat n’osa pas s’approcher jusqu’à toucher son maître ; il ne savait comment le réconforter.

— Je le savais... dit le roi après cette première faiblesse. Il était bien trop mal.

Les pleurs du monarque, tellement déroutants, reprirent ; ils n’allaient guère cesser avant le soir.

— J’aimais beaucoup ce fils-là. Il était doux et gentil ; léger, conciliant et puis vif... Tout le contraire d’Henri.

Ces derniers mots avaient été prononcés avec une étonnante froideur.

— Sire, reprit le cardinal de Lorraine, justement le nouveau dauphin...

— Ah, ne dites pas cela ! Pas encore...

François sanglotait de nouveau quand le prélat, à force d’insister, obtint qu’il reçoive enfin le frère cadet du défunt. Henri d’Orléans – qui devenait, de droit, dauphin à son tour – pénétra dans le cabinet paternel à pas comptés, ses yeux sombres fixés avec inquiétude sur ce visage baigné de larmes.

— Approchez, approchez donc !

Il n’y avait nulle tendresse dans le ton du roi. Le prince ne savait trop quelle attitude adopter ; mais en voyant son père, ses sentiments le débordèrent et il fondit en larmes. Cela eut pour effet d’adoucir un peu le ton trop dur de l’accueil.

— Ah, mon fils, dit François en lui donnant enfin l’accolade, nous venons, vous comme moi, de faire une grande perte ! Vous avez perdu votre frère et moi, mon fils aîné.

Nouveaux sanglots.

— Voyez-vous, ce qui décuple mon regret, c’est de songer à l’amour que lui vouait tout le monde, des plus grands aux plus petits...

— Oui, murmura Henri.

Le roi se détacha de son cadet et le regarda droit dans les yeux.

— Je ne puis mieux faire que vous engager à l’imiter en tout. Exercez-vous, mettez-vous en peine. Tâchez même de le surpasser, pourquoi pas ?

Le roi paraissait peu convaincu de cette possibilité.

— Faites-vous tel, à présent, et si vertueux, que ceux qui aujourd’hui languissent d’un regret sans fin trouvent en vous de quoi l’apaiser...

— J’essaierai, sire.

Le nouveau dauphin n’insista pas ; il sortit sans ajouter un mot. Mais dans son esprit, et dans son cœur plus encore, il ressentait douloureusement la froideur de ce père soudain si franc dans son deuil, et le manque de confiance qu’elle traduisait – pis que cela : la préférence tragique qu’elle trahissait en faveur de l’aîné foudroyé. Henri, dans ce moment, se sentit plus malheureux que jamais. Certes, il ne pouvait pas en vouloir à son grand frère d’avoir attiré sur lui la majeure part de l’amour paternel ; mais il en ressentit une amertume extrême qui lui paraissait écorner, singulièrement, la tendresse qu’il avait toujours éprouvée pour le défunt.

Les Fils de France
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