Forteresse de Nérac.

Une pluie drue, incessante, transforma l’arrivée du roi de France chez sa sœur en une scène de sauvetage ; on eût dit que la longue caravane des cavaliers, des litières et des chariots, détrempée, n’avait fait cette halte que pour échapper au déluge. La reine de Navarre, indisposée, n’avait pu trouver la force de se lever ; et c’est François qui dut venir à sa rencontre, tout ruisselant encore, mais heureux.

— Plus nous vieillissons, dit-il, et plus j’ai de joie à vous revoir.

— Comment pouvez-vous trouver des degrés dans un tel bonheur ?

François embrassa Marguerite. Pour lui, l’automne s’était révélé désastreux. Installé à Narbonne, dans un camp de l’arrière où l’avait accompagné la Cour, il avait suivi, de loin, les sièges menés par les Fils de France devant Perpignan – pour le dauphin – et Luxembourg – pour Orléans. Cette dernière place, grâce aux conseils du duc de Guise et de son fils, François d’Aumale, avait fini par se rendre. Mais le prince Charles, alerté par la duchesse d’Étampes, n’avait pas voulu laisser à son aîné tout le mérite d’avoir fait tomber Perpignan ; il avait donc quitté le Nord pour accourir au Midi.

Las, il était arrivé trop tard. Le dauphin peinant devant Perpignan, et s’y embourbant avec ses compagnons, Charles de Brissac et Jacques de Saint-André en tête, avait reçu l’ordre – prématuré à son avis – de sonner la retraite. Pour mettre un comble au désastre, on avait finalement appris qu’à Luxembourg, l’ennemi tirant parti du départ de Charles, avait repris la place – c’était donc un échec sur toute la ligne.

Le dauphin, persuadé que la présence de Montmorency aux commandes aurait tout changé, n’en finissait pas, par ailleurs, de pester contre la favorite, qu’il rendait nommément responsable de son retrait prématuré. Le roi, de son côté, bien chapitré par la dame, en voulait beaucoup à Henri qu’il envoya, séance tenante, expier ses fautes en Piémont.

Là-dessus, la nouvelle arriva qu’à l’Ouest, plusieurs places dont La Rochelle, profitaient du désordre ambiant pour se rebeller contre la gabelle. Le roi voulant profiter d’une rémission de son mal, et prenant Charles avec lui, voulut aller mater cette révolte lui-même.

C’est sur le chemin de l’Aunis qu’il s’était ménagé cette halte à Nérac.

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Quand la pluie cessa, la beauté du site put apparaître aux visiteurs. Du dehors et d’un peu loin, la silhouette imposante de la forteresse occitane, avec ses quatre logis massifs, fichés de tours rondes, tout hérissés de défense, faisait songer aux plus sévères bâtisses médiévales. Mais à mesure qu’on approchait, se découvrait une demeure gracieuse en vérité, et même assez riante. La cour intérieure, notamment, était agrémentée d’une belle galerie ouverte, toute en hauteur, que supportaient des colonnes torses.

C’est là que François, s’occupant de sa sœur malade avec des soins inédits jusque-là, avait conduit Marguerite pour une courte promenade, dans la lumière dorée de cette fin d’automne.

— Est-ce encore cette congestion qui vous fait des misères ?

— Mais non, c’est oublié, tout ça ! J’ai même retrouvé l’usage de mon œil !

— Alors, qu’avez-vous donc ?

La reine de Navarre rougit, se troubla ; son frère le sentit.

— Ne me dites pas que vous êtes allée contracter quelque maladie honteuse...

La supposition, plus qu’offensante, était ridicule ; et Marguerite choisit d’en rire franchement. Appuyée au muret de la galerie, elle emplissait ses poumons du bon air armagnac.

— Mais alors ? insista François.

— Mon frère, je « souffre » d’un mal qu’on avoue volontiers à vingt ans, mais qu’à cinquante, on aimerait pouvoir cacher.

— Vous voulez dire...

Marguerite opina du chef : elle était enceinte.

— Vous me surprenez, je l’avoue... Ce n’est pas dangereux, au moins ? s’enquit François, décidément plein de sollicitude.

— Mes médecins m’affirment le contraire, le rassura sa sœur.

Il la serra dans ses bras – mais avec des précautions redoublées.

— C’est Jeanne qui va être surprise !

— Oui... Peut-être, bientôt, ne sera-t-elle plus infante...

Dire que cette grossesse, tellement inattendue, allait de nouveau brouiller la situation de sa fille ! Marguerite était sur le point de lui avouer quel calcul elle avait dû faire, l’année passée, quant au mariage de Châtellerault.

Mais déjà le roi Henri venait à leur rencontre. Il embrassa son épouse avec une douceur qui fit plaisir à François.

Le chef de la maison d’Albret venait de préparer Navarrenx1 à quelque siège improbable, dans l’espoir d’une campagne menée de concert avec son beau-frère contre l’empereur et roi d’Espagne – l’échec de Perpignan ayant, une fois encore, tout remis en cause.

— Croyez-vous, demanda-t-il quand tous trois furent installés devant un bon feu, que je recouvrerai un jour ce royaume perdu par mon père ?

— Mais oui ! dit le roi de France d’un air peu convaincu.

Il se tourna vers sa sœur.

— Vous devriez peut-être aller vous recoucher... Dans votre position...

Les dames d’honneur, quand elles entendirent ce conseil, émirent un petit rire complice.

C’était un bien curieux secret, au fond, que celui de Nérac...

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La veille de Noël, Gautier de Coisay, qui avait suivi la reine de Navarre dans sa retraite occitane, fit un long périple à cheval parmi les coteaux d’Armagnac. Il songeait à la duchesse d’Étampes, qu’il avait revue brièvement, deux fois, et dont le regard si franc, dont le sourire si vrai, l’avaient comme irradié. Lors de la dernière entrevue, elle lui avait lancé une invite à peine déguisée – se pouvait-il, se demandait le modeste écuyer, que la maîtresse du roi de France eût jeté sur lui son dévolu ? Question naïve, en vérité, et Gautier le savait – mais la naïveté n’était-elle pas son génie propre ?

Alors qu’il remontait vers la forteresse, il remarqua, attaché au bord d’un chemin, un assez beau coursier dont le cavalier, de toute évidence, était grimpé sur le talus pour satisfaire à la nature. Gautier n’y aurait guère prêté attention, si la proximité de la demeure n’avait laissé deviner sa destination... Quelque voyageur attiré par la messe de minuit au château ? Il allait être déçu : la cour de Navarre n’entretenait ni chœur, ni maîtrise ; les messes y revêtaient la rigueur d’un office luthérien.

Soudain, alors que Gautier dépassait le joli cheval bai, son regard fut comme accroché par le monogramme brodé sur son tapis de selle. Un S, un C... Son cœur se serra. Au même instant, le cavalier dévala le talus, puis s’arrêta, comme frappé par la foudre. Simon ne s’était pas attendu à tomber si tôt sur son frère. Il le dévisageait, tout interdit, comme un gibier surpris par le chasseur.

— Je croyais, dit Gautier d’un ton qu’il aurait voulu glacial, ne jamais te revoir.

Simon demeura coi ; l’autre poursuivit.

— Eh bien, tu ne m’embrasses pas ?

Sidéré, comme sonné, Simon commença par rire en silence. Puis il se précipita vers son frère et, le désarçonnant, le fit descendre de cheval pour le serrer longtemps dans ses bras.

— Quel bon vent ? demanda Gautier.

— Plutôt mauvais, répondit Simon.

Et tout en montant vers la forteresse, il lui raconta les dangers que, partout en France, les réformés couraient du fait d’une vague sans précédent de « chasse aux hérétiques ». Partout se montaient des procès, partout s’allumaient des bûchers...

— Tu dois rester ici, lui conseilla Simon. C’est ce que je suis venu te dire : ne sors pas de la Navarre ; reste dans ce royaume enchanté ! En France, tu courrais de trop grands dangers.

Gautier l’avait écouté en silence.

— Je sais tout cela, dit-il. Madame Marguerite est mieux informée sur ces matières que, toi ou moi, ne le serons jamais !

— Certes...

— Cependant, tu voulais me le dire...

— Oui.

Simon s’arrêta, juste à l’entrée du château.

— Gautier, avoua-t-il, il fallait que je te revoie.

Les Fils de France
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