En temps de guerre, soyez attentifs aux ennemis inattendus et aux alliés improbables.


Bashar Miles Teg, dernières entrées dans le journal de bord.


Plus d’une année s’était écoulée sur Qelso. Le désert contre nature continuait de s’étendre à mesure que les truites des sables se reproduisaient et accaparaient de plus en plus d’eau de la planète. Bien que leur combat pût sembler sans espoir, les commandos de Var résistaient toujours aux forces qui tuaient leur environnement.

Stilgar et Liet-Kynes faisaient de leur mieux pour les aider dans leur lutte. Ces deux gholas, des fils de Dune, considéraient que leur tâche la plus importante était de montrer aux nomades comment survivre en coopérant avec le désert plutôt qu’en essayant de lui résister.

Dans les mois qui avaient suivi leur arrivée sur la planète, les sables s’étaient étendus encore plus loin dans les forêts et les plaines du continent. Le campement de Var avait dû être déplacé à plusieurs reprises pour échapper à l’avancée des dunes, et le désert continuait de les suivre. Bien qu’ils eussent réussi à mer des dizaines de vers des sables avec leurs canons à eau et leurs bombes à humidité, il en fallait plus pour arrêter Shai-Hulud. Les vers continuaient de grandir malgré tous les efforts des commandos de Qelso.

Aux premières lueurs de l’aube, Liet sortit de sa chambre aux murs de pierre et s’étira. Stilgar et lui n’étaient encore que des adolescents, mais ils se souvenaient d’avoir été autrefois des adultes, et d’avoir été mariés. Parmi les femmes des commandos de Qelso, beaucoup accepteraient de les épouser, mais Liet n’avait pas encore décidé s’il pouvait justifier de se marier et d’avoir des enfants. Il aurait peut-être une autre fille, qu’il appellerait Chani…

Malgré tous les efforts de Liet-Kynes pour remodeler Qelso, ce monde ne serait jamais Dune. Le paysage fertile laissait place à des vagues de sable, mais ce ne serait pas pareil. Arrakis avait-elle été une planète fertile, dans les temps très anciens  ? Une civilisation supérieure, aujourd’hui oubliée, y avait-elle transporté des truites et des vers des sables, tout comme l’avait fait la Mère Supérieure Odrade quand elle avait envoyé ses Bene Gesserit sur Qelso  ? Peut-être s’agissait-il des Muadru, ce peuple qui avait laissé des symboles mystérieux à travers la Galaxie sur des rochers et des falaises, et sur les parois de grottes. Liet n’en savait rien. Son père s’était peut-être intéressé à ce mystère, mais pour sa part, il pensait avoir l’esprit plus pratique.

Tout en se préparant à une nouvelle journée de labeur, il jeta un coup d’œil à Stilgar, dont les yeux commençaient à prendre la teinte bleu sur bleu. Pendant des années, la population de Qelso s’était délibérément abstenue d’utiliser le mélange, mais Stilgar l’avait désigné comme une récompense sacrée fournie par le désert, un cadeau de Shai-Hulud. Il avait organisé de petits groupes qui allaient récolter l’épice pour leur usage personnel, et Liet savait que cette substance était comme une chaîne de velours - agréable à porter, jusqu’à ce qu’on essaie de la rompre.

Deux adolescentes leur apportèrent leur petit déjeuner sur un plateau. Elles savaient exactement ce que Stilgar et Liet préféraient pour leur repas du matin. Elles étaient ravissantes et aguichantes, mais tellement jeunes… Liet savait qu’elles ne voyaient que son corps d’adolescent, ignorantes de toutes les années qu’il transportait dans son esprit. C’était dans ces moments qu’il ressentait profondément l’absence de son épouse Faroula, la mère de Chani. Mais tout cela était si loin…

Stilgar, quant à lui, restait toujours le même. Après qu’ils eurent terminé le café et les gâteaux, Liet se leva et donna une tape sur l’épaule de son ami.

— Aujourd’hui, nous irons dans les dunes profondes pour y planter des capteurs météorologiques. Nous avons besoin d’un maillage plus serré pour suivre l’évolution du dessèchement.

— Pourquoi cette obsession des détails  ? Le désert est le désert. Il sera toujours chaud et sec, et il continuera de s’étendre sur Qelso. (L’ancien naib ne voyait rien de vraiment tragique ni d’anormal dans l’agonie de l’écosystème. Pour lui, cela faisait partie de l’ordre naturel des choses.) Quoi que tu fasses, Shai-Hulud continuera d’établir son domaine.

— Le savant cherche toujours à savoir, répliqua Liet.

Son compagnon n’avait rien à répondre à cela.

A bord d’un des appareils laissés par l’Ithaque, Liet s’était rendu plus au nord, là où la planète était encore intacte. Il s’y dressait des forêts majestueuses, les rivières coulaient à flots et le sommet des montagnes était couronné de neige. Les villes et les bourgades étaient encore florissantes dans les vallées et au flanc des collines, même si la population savait bien qu’elles ne tarderaient pas à disparaître. Chaque jour, les commandos de Var avaient en tête ce rappel poignant de tout ce qu’ils avaient perdu. Mais ce n’était pas ainsi que Stilgar voyait les choses.

Avec un groupe de volontaires, les deux amis revêtirent leurs distilles et les ajustèrent. Les commandos s’engagèrent en file indienne dans le désert. Liet les entraînait à adopter la démarche irrégulière qui évitait d’attirer l’attention des vers. Les rayons du soleil devenaient rapidement plus ardents et se réfléchissaient sur le sable, mais ils poursuivaient stoïquement leur chemin, apprenant à vivre dans cet environnement. Au loin, Liet aperçut une volute de fumée brunâtre qui indiquait une explosion d’épice, et il lui sembla voir les rides signalant le déplacement d’un ver.

Stilgar poussa un cri en pointant du doigt vers le ciel. Aussitôt, les hommes du désert se regroupèrent instinctivement en formation défensive.

Des centaines d’immenses vaisseaux descendaient vers eux. Ils étaient constitués de plaques anguleuses hérissées d’armes, et propulsés par des moteurs énormes. Ces appareils ne ressemblaient à rien de ce que Liet connaissait. Des vaisseaux de l’Ennemi  ?

Il espéra un instant que l’Ithaque était parmi eux, mais aucun ne ressemblait au non-vaisseau, et ils évoluaient dans une formation inhabituelle, de façon parfaitement coordonnée. Les vaisseaux se posèrent dans le désert en aplatissant les dunes et en projetant d’immenses gerbes de sable. Les pilotes ne semblaient guère se soucier du risque d’attirer des vers des sables. Liet, qui contemplait bouche bée ces engins incroyables, n’avait aucun doute que leurs armes pourraient repousser une attaque des vers comme on chasse des moustiques d’un revers de la main.

D’un air interrogateur, les commandos se tournèrent vers les deux gholas. Mais Liet n’avait aucune réponse à leur apporter. Quant à Stilgar, malgré la disproportion des forces en présence, il semblait prêt à passer à l’attaque si nécessaire.

Au milieu de bourdonnements et de grincements inquiétants, les vaisseaux déployèrent des pieds de support et se hissèrent sur de puissants ancrages. De nombreuses portes s’ouvrirent alors dans les coques, d’où émergea une armée de machines  : des engins de levage, des concasseurs, des excavatrices. Les titans mécaniques autopropulsés, équipés de chenilles, commencèrent à ramper au milieu des dunes. Derrière eux, en rangs serrés, des robots trapus sortirent à leur tour. Ils avançaient d’un pas inflexible, tels de redoutables guerriers… ou s’agissait-il de robots-ouvriers  ? Des assistants  ?

Les commandos ne disposaient que d’armes légères. Les plus zélés sortirent leurs lance-missiles, puis ils s’agenouillèrent dans le sable et pointèrent leurs armes.


— Attendez! leur cria Liet.


Un panneau s’ouvrit au sommet du plus grand des vaisseaux, et il en sortit une pâle silhouette qui s’avança sur une plate-forme d’observation. C’était une silhouette humaine. Quand l’homme les appela, sa voix résonna en de multiples échos retransmis par les milliers de haut-parleurs installés sur toutes les machines.

— Stilgar et Liet-Kynes! N’allez pas si vite pour nous considérer comme des ennemis!

— Qui êtes-vous  ? lui lança Stilgar avec un air de défi. Descendez nous rejoindre, que nous puissions parler face à face!


— J’avais cru que vous me reconnaîtriez. Et Liet le reconnut.

— C’est Duncan! Duncan Idaho!


Encadré d’une garde d’honneur de robots, et suivi d’un groupe d’humains vêtus d’uniformes que Liet ne put identifier, Duncan vint les rejoindre sur la dune.

— Liet et Stilgar, nous vous avions laissés ici pour affronter l’assaut du désert. Vous aviez dit que c’était votre vocation.


— Ça l’est toujours, répondit Stilgar.

— Et les Juifs  ? Sont-ils ici avec vous  ?


— Non, ils ont fondé leur propre sietch. Ils sont heureux et prospères.

Les humains qui accompagnaient Duncan s’avancèrent, des femmes vêtues d’un simple justaucorps noir et des hommes vêtus de façon identique, qui semblaient sur un pied d’égalité avec elles. L’une des femmes portait des insignes et donnait une impression d’autorité. Duncan la présenta comme étant sa fille Janess.

— J’ai affronté l’Ennemi et les machines pensantes, dit-il, et j’ai mis fin à la guerre. (Il tendit les mains, et tous les robots se tournèrent vers lui. Les vaisseaux eux-mêmes semblaient vivants et conscients de chacun des gestes de Duncan.) J’ai trouvé le moyen de tous nous unir.

— Vous vous êtes rendu aux machines pensantes, dit Stilgar sur un ton acide.

— Pas du tout. J’ai décidé de prouver mon humanité en les épargnant. Dans de nombreux systèmes planétaires, elles sont en train d’accomplir de grandes choses et de réaliser des travaux impressionnants sur des planètes inhospitalières aux humains. Désormais, nous travaillons tous dans un but commun, et c’est pourquoi je les ai amenées ici pour vous aider.

— Nous aider  ? s’exclama l’un des commandos. Comment pourraient-elles nous aider  ? Ce ne sont que des machines.

— Ce sont nos alliées. Vous êtes confrontés à une tâche insurmontable. En vous fournissant autant de robots qu’il vous faudra, je peux vous aider à accomplir ce dont vous avez besoin. (Les pupilles noires de Duncan étincelaient tandis qu’il observait à travers un millier d’yeux à la fois.) Nous pouvons ériger une barrière contre le désert, pour empêcher les truites des sables de se développer davantage et conserver ainsi l’eau sur une partie du continent. Shai-Hulud aura son domaine, tandis que le reste de Qelso restera relativement intact. Les humains pourront poursuivre leur existence et apprendre progressivement à vivre dans le désert, mais seulement s’ils choisissent de le faire.

— C’est impossible, dit Liet. Comment une équipe de robots-ouvriers pourrait-elle lutter contre la marée de sable du désert  ?

— Ne les sous-estime pas… ni moi non plus, dit Duncan avec un sourire plein d’assurance. Je remplis à la fois le rôle de Kwisatz Haderach et celui d’Omnius. Je guide toutes les factions de l’humanité et je contrôle l’Empire Synchronisé. (Puis il ajouta, en haussant les épaules  :) Le sauvetage d’une planète est largement dans mes capacités.

Liet n’en croyait pas ses oreilles.

— Vous pouvez arrêter le désert et faire reculer les vers  ?

— Qelso sera à la fois un désert et une forêt, tout comme je suis à la fois un humain et une machine.

Sur un geste et un ordre mental de Duncan, les énormes machines se mirent en marche en grondant sur le sable, pour se diriger vers la limite entre les dunes et le paysage encore intact.

Liet et Stilgar suivirent Duncan qui marchait en tête du convoi. En tant que planétologiste, ghola et être humain, Liet avait de nombreuses questions à poser. Mais pour l’instant, en regardant les machines qui se mettaient au travail, il décida d’attendre et de voir ce que l’avenir tenait en réserve.


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