Il serait par trop simpliste d’affirmer que les humains sont les ennemis de toutes les machines pensantes. Je m’efforce de comprendre ces créatures, mais elles restent mystérieuses pour moi. Cela ne m’empêche pas de les admirer.


Erasmus, fichiers personnels, base de données sécurisée.


— Vous voulez quelque chose de moi  ? (Erasmus semblait trouver les propos de Duncan amusants.) Et comment allez-vous m’obliger à obéir  ?

L’homme esquissa un sourire.

— Si vous comprenez vraiment ce qu’est l’honneur, robot, je n’aurai pas besoin de vous y contraindre. Vous ferez ce qui est juste, et vous vous acquitterez de votre dette.

Erasmus sembla vraiment ravi.

— Qu’attendez-vous d’autre de moi  ? N’est-il pas suffisant que j’aie éliminé tous les Danseurs-Visages  ?

— Omnius et vous, vous êtes responsables de bien plus de méfaits que ces changeurs de forme.

— Des « méfaits »  ? C’étaient quand même un peu plus que des méfaits, non  ?


— Et pour les expier, il y a une chose que vous devez faire. Toute l’attention de Duncan se concentrait sur le robot. Les cadavres des Danseurs-Visages tout comme les bruits de destruction dans la ville le laissaient indifférent. Paul, Chani, Jessica et Yueh l’observaient en silence.


— Je suis le dernier Kwisatz Haderach, dit-il en sentant ses capacités naissantes enfouies en lui jusqu’au niveau de son ADN, mais j’ai pourtant besoin de comprendre beaucoup plus. Je comprends déjà les humains - sans doute mieux que quiconque -, mais pas les machines pensantes. Donnez-moi une bonne raison de ne pas toutes les éliminer, maintenant qu’elles sont affaiblies. C’est ce que le suresprit nous aurait fait.

— Oui, c’est vrai. Et vous êtes bien le dernier Kwisatz Haderach. La décision vous appartient.

Erasmus semblait attendre quelque chose, et ses capteurs optiques scintillaient comme une nuée d’étoiles.

— Existe-t-il une approche qui ne nécessite pas l’extermination de l’un des deux camps  ? Un changement fondamental de l’univers… Kralizec. (Duncan réfléchit un instant en se frottant le menton.) La flotte d’Omnius contient des millions de machines pensantes. Elles n’ont pas été détruites, mais elles n’ont plus rien pour les guider, c’est bien ça  ? Et je crois que votre empire comporte des centaines de planètes, dont un bon nombre ne pourraient jamais accueillir des populations humaines.

Ses robes flottant autour de lui, le robot de platine se mit à arpenter la grande salle voûtée, enjambant les corps des Danseurs-Visages éparpillés telles des marionnettes dont on aurait coupé les fils.

— Votre estimation est correcte. Avez-vous l’intention de les trouver et de les détruire toutes, en espérant qu’aucune ne vous échappe  ? Maintenant que le suresprit a disparu, il est même possible que certaines des machines les plus complexes développent une personnalité autonome au cours d’une longue période de privation, ainsi que je l’ai fait moi-même. Jusqu’où avez-vous confiance dans vos capacités  ?

Duncan le suivait de près. À plusieurs reprises, Erasmus le regarda par-dessus son épaule en passant par une étrange série d’expressions, allant du froncement de sourcils interrogateur au sourire hésitant. Y avait-il là un soupçon de crainte, ou n’était-ce qu’une feinte  ? Duncan finit par dire  :


— Vous me demandez si je veux la victoire… ou la paix. Ce n’était pas une question.


— Vous êtes le surhomme. Je le répète - c’est à vous de choisir.

— Au fil de plus d’existences que je ne saurais compter, j’ai appris à être patient. (Duncan prit une profonde inspiration en utilisant une vieille technique de Maître d’Escrime pour concentrer ses pensées.) Je suis en position unique pour rassembler les deux camps. Les humains et les machines sont meurtris et affaiblis. Dois-je retenir comme solution l’extermination d’un de ces deux camps  ?

— Ou le rétablissement des deux  ? (Erasmus s’arrêta et fit face à Duncan avec une expression indéchiffrable.) Dites-moi, où est précisément le dilemme  ? Omnius a été arraché à cet univers, et les machines pensantes n’ont plus rien pour les guider. D’un seul geste rapide et décisif, j’ai totalement éradiqué la menace des Danseurs-Visages. Je ne vois pas ce qui reste à résoudre. La prophétie ne s’est-elle pas révélée exacte  ?

Duncan sourit.

— Comme dans bien des prophéties, les détails sont suffisamment vagues pour convaincre n’importe quel esprit crédule que tout avait été « prédit ». Le Bene Gesserit, avec sa Missionaria Protectiva, maîtrisait parfaitement cette technique. (Il dévisagea le robot.) Tout comme vous, je crois.

Erasmus parut surpris et impressionné.

— Que voulez-vous dire par là  ?

— En tant que responsable des « projections mathématiques » et des « prophéties » qui en résultaient, vous aviez toute latitude pour écrire les prédictions que vous vouliez. Omnius les a toutes crues.

— Seriez-vous en train de dire que j’ai inventé ces prophéties  ? demanda Erasmus. Peut-être comme un moyen de guider un suresprit qui s’obstinait à suivre une voie étroite et bornée  ? Peut-être pour nous amener précisément là où nous en sommes  ? C’est une hypothèse fort intéressante. Digne d’un véritable Kwisatz Haderach.

L’expression réjouie du robot semblait plus authentique que jamais.

Avec un léger sourire, Duncan dit  :

— En tant que Kwisatz Haderach, je sais qu’il y a - et qu’il y aura toujours, même si j’évolue encore - des limites à mes connaissances et à mes capacités. (Il tapota la poitrine du robot.) Répondez-moi. Avez-vous manipulé les prophéties  ?

— Les humains ont élaboré d’innombrables projections et légendes bien avant que j’existe. Je me suis contenté d’adapter celles que je préférais, puis j’ai effectué les calculs complexes qui aboutiraient aux projections désirées et je les ai remises au suresprit. Avec sa myopie habituelle, Omnius n’y a vu que ce qu’il voulait voir. Il s’est convaincu lui-même qu’à la « fin », un « grand changement dans l’univers » nécessitait une « victoire » pour lui. Et que pour cela, il avait besoin du Kwisatz Haderach. Omnius a appris beaucoup de choses, mais il a surtout trop bien appris l’arrogance. (Les robes d’Erasmus flottèrent autour de lui.) Peu importe ce qu’Omnius ou les Danseurs-Visages ont pu croire… c’est moi qui ai toujours tout dirigé.

Le robot leva les bras et montra d’un geste la cathédrale de métal vivant qui les entourait, la ville entière de Synchronie et, au-delà, le reste de l’empire des machines.

— Nos forces ne sont pas totalement dépourvues de chef. Maintenant que le suresprit est parti, je contrôle les machines pensantes. Je possède tous les codes, et je connais tous les programmes subtilement interconnectés.

Duncan eut alors une idée, un mélange de prescience et d’intuition, avec une bonne dose de pari.

— Ou bien ce pourrait être le Kwisatz Haderach qui en prenne le contrôle.

— Cette solution me paraît beaucoup plus élégante. (Une étrange expression traversa le visage de fluidométal.) Vous m’intéressez, Duncan Idaho.

— Donnez-moi les codes et les accès dont j’ai besoin.

— Je peux vous donner bien plus que cela… et effectivement, vous aurez besoin de beaucoup plus. Tout un empire de machines, des millions de composants. Il faudrait que je puisse partager avec vous une… globalité, tout comme mes Danseurs-Visages me faisaient partager toutes ces existences merveilleuses. Mais pour un Kwisatz Haderach, c’est exactement ce qui conviendrait.

Avant que le robot ne puisse de nouveau éclater de rire, Duncan prit la main de platine qui dépassait de la riche étoffe.

— Alors, Erasmus, fais-le.

Il s’approcha encore et posa son autre main sur le visage du robot, dans un geste étrangement intime. Sa prescience semblait le guider.

— Duncan, dit Paul, c’est dangereux. Tu le sais.

— Je ne suis pas en danger, Paul. C’est moi qui suis dangereux.

Duncan se colla presque contre Erasmus. Il sentait toutes les possibilités tourbillonner en lui. Il y avait bien quelques zones indistinctes dans le futur, des pièges qu’il n’était peut-être pas capable de prévoir, mais il était confiant.

Le robot hésita un instant, comme s’il se livrait à un calcul, puis il serra la main de Duncan et, dans un geste symétrique, posa l’autre main sur son visage. Duncan fronça ses sourcils noirs en éprouvant d’étranges sensations. Le contact du métal frais était étrangement mou, presque inquiétant, et il avait l’impression de s’y enfoncer. Il déploya son esprit vers le territoire inconnu des pensées du robot indépendant, tandis qu’Erasmus faisait de même avec lui. Les doigts du robot s’allongèrent et commencèrent à envelopper la main de Duncan comme un gant. Le fluidométal gagna le poignet et remonta sur l’avant-bras, en déclenchant une sensation de froid intense. Erasmus dit alors  :

— Je sens la confiance grandir entre nous, Duncan Idaho.

Les secondes s’écoulèrent. Duncan n’aurait su dire si c’était lui qui puisait dans l’esprit du robot, ou si c’était Erasmus qui lui remettait tout ce dont le Kwisatz Haderach naissant avait besoin. Et bien que les deux fussent maintenant étroitement mêlés, Duncan savait qu’il devait aller encore plus loin. Une substance métallique visqueuse couvrait son bras, tout comme les truites des sables avaient englouti le corps du jeune Leto II, des milliers d’années auparavant.


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