Vous croyez avoir les yeux ouverts, et pourtant vous ne voyez pas.
Admonestation du Bene Gesserit.
Sur Buzzell, les brisants venaient s’écraser contre le récif non-en projetant un rideau d’écume. Sur le rivage, en compagnie de la Sœur Corysta, la Mère Commandante Murbella observait les ébats des Phibiens dans les eaux profondes. Les créatures amphibies, à la peau luisante et lisse, plongeaient dans les rouleaux et surgissaient de nouveau à la surface.
— Ils aiment leur liberté retrouvée, dit Corysta.
Comme les dauphins des océans de l’ancienne Terre, pensa Murbella en admirant leurs corps athlétiques. Humains… et pourtant si différents.
— Cela m’intéresse plus de les voir récolter des gemmones, dit-elle en tournant son visage vers la brise chargée de sel. (Des nuages gris se formaient, mais l’air restait chaud et humide.) Nos dettes de guerre sont écrasantes. Nous avons largement épuisé nos lignes de crédit, et certains de nos fournisseurs parmi les plus importants exigent un paiement sûr - en gemmones, par exemple.
Au cours des mois qui avaient suivi son départ d’Oculiat, la Mère Commandante avait voyagé de planète en planète, examinant les défenses de l’humanité. Les rois, présidents et seigneurs de la guerre locaux, prenant conscience du grand danger qui les menaçait, avaient accepté de fournir des vaisseaux de guerre qui venaient s’ajouter à ceux que la Guilde construisait dans les arsenaux de Jonction. Chaque gouvernement, chaque groupement de planètes alliées, mettait tous ses moyens en œuvre pour inventer ou acquérir de nouvelles armes utilisables contre l’Ennemi, mais rien d’efficace n’avait encore été trouvé pour l‘instant Les Ixiens continuaient de tester les Oblitérateurs, dont la fabrication s’était révélée plus difficile qu’ils ne l’avaient cru au départ. Murbella exigeait toujours plus d’efforts, de matériel et de sacrifices. Cela ne suffirait pas.
Et la guerre se poursuivait. Les pestes se répandaient. Les flottes robotiques détruisaient chaque planète humaine qu’elles rencontraient. À la limite de l’une des zones principales de combat, trois nouvelles Sheeana avaient mobilisé les populations prises entre marteau et enclume, mais en vain. Pour l’instant, depuis qu’Omnius avait lancé ses vaisseaux à travers l’espace, Murbella ne pouvait prétendre à une seule victoire indiscutable.
Dans ses moments les plus sombres, les chances lui paraissaient faibles et les obstacles insurmontables. Des milliers d’années auparavant, lorsque les combattants du Jihad Butlérien avaient eux-mêmes dû faire face à une situation impossible, les humains n’avaient pu triompher qu’en payant un prix effroyable. Ils avaient déversé d’innombrables armes atomiques qui avaient détruit non seulement les machines pensantes, mais également des centaines de milliards d’êtres humains retenus en esclavage. Cette victoire à la Pyrrhus avait laissé une tache indélébile sur l’âme humaine.
Et voilà qu’à présent, malgré ce sacrifice monumental, Omnius était de retour, telle une mauvaise herbe dont on ne peut jamais vraiment détruire les racines. À en juger par le rythme de progression des machines pensantes, il ne faudrait guère qu’un an ou deux avant que l’humanité ne soit contrainte à une confrontation finale.
Une fois que les manufacturants d’Ix auraient enfin fourni les Oblitérateurs, toutes les forces militaires constituées sur les différentes planètes formeraient une ligne de front dans l’espace. Pour Murbella, ce moment ne viendrait jamais assez tôt.
— Depuis deux ans, notre production de gemmones n’a cessé d’augmenter de mois en mois. (Tout en parlant, Corysta ne quittait pas des yeux les créatures aquatiques.) Les Phibiens sont beaucoup plus productifs maintenant que les Honorées Matriarches ne sont plus là pour les torturer. Et ils ne jouaient jamais comme ça autrefois. Ils se sentent désormais chez eux dans les océans de Buzzell, qui ont été si longtemps leur prison.
Corysta avait été autrefois une Mère Génitrice exilée sur cette planète pour avoir voulu garder son bébé pour elle, ce qui constituait un crime aux yeux du Bene Gesserit. Elle dirigeait maintenant avec une grande compétence les opérations de récolte des gemmones. Elle veillait à ce que les pierres précieuses soient convenablement triées, nettoyées et emballées avant d’être remises aux intermédiaires du CHOM.
— Il n’empêche qu’il nous faut encore plus de gemmones.
— J’en parlerai aux Phibiens, Mère Commandante. Je leur expliquerai que nous sommes dans un grand besoin, et que l’Ennemi approche. Pour moi, ils accepteront de travailler encore plus. (Le sourire de Corysta était indéchiffrable.) Je le leur demanderai à titre personnel.
— Et vous pensez que ça marchera ?
Corysta haussa les épaules. Les Phibiens continuaient déjouer dans les flots, jaillissant bien haut dans les airs et replongeant aussitôt. Corysta leur fit un signe de la main en riant. Ils semblaient savoir qu’elle les regardait. Le soleil faisait miroiter l’eau. Ces Phibiens donnaient-ils une sorte de spectacle ?
Soudain, une forme massive et serpentine émergea des profondeurs près des créatures absorbées dans leurs jeux. Une tête aveugle s’éleva au-dessus des vagues, pourvue d’une gueule ronde garnie de dents cristallines étincelantes. Elle pivota lentement, détectant des vibrations à l’aide de ses branchies latérales. On aurait dit un serpent de mer des légendes anciennes.
Murbella retint son souffle. À sa grande stupéfaction, cet animal ressemblait à un ver des sables de Rakis - mais d’une dizaine de mètres de long seulement, et avec des adaptations lui permettant de vivre dans l’eau. C’était impossible! Un ver marin ?
Corysta descendit précipitamment au bas des rochers et s’avança dans les vagues. Les Phibiens avaient déjà vu le monstre et tentaient de s’enfuir. Le ver s’élança sur eux comme une flèche, ses anneaux verdâtres brillant dans le soleil.
Deux autres monstres sinueux émergèrent des profondeurs et se mirent à tourner autour des Phibiens. Ceux-ci se regroupèrent en une formation défensive; l’un des mâles, qui avait une cicatrice au front, sortit un couteau à large lame, l’outil utilisé pour détacher les cholistères du fond de l’océan. Les autres Phibiens brandirent également les leurs. Des armes dérisoires contre de tels serpents de mer…
Alors que l’eau lui arrivait à mi-cuisse, Corysta glissa sur les rochers couverts d’algues. Murbella courut pour la rejoindre, le regard fixé sur ce qui se passait au milieu des vagues.
— Que sont ces créatures ?
— Des monstres! Je n’ai jamais rien vu de tel!
Le Phibien balafré poussa un long hululement et frappa la surface de l’eau de sa main palmée. Ses compagnons s’égaillèrent aussitôt comme un banc de poissons apeurés, certains plongeant sous l’eau tandis que d’autres s’éloignaient rapidement au milieu des rouleaux.
Bien que dépourvus d’yeux, les vers savaient exactement où étaient les Phibiens. D’une rapide détente de leurs longs corps serpentins, ils s’élancèrent à leur poursuite, les chassant vers le rivage rocheux.
Murbella et Corysta virent le plus grand des vers engloutir l’un des Phibiens dans sa gueule écumante. Les autres vers attaquèrent à leur tour tels des requins affolés par le sang.
Murbella agrippa Corysta par l’épaule pour l’empêcher d’aller plus loin dans les brisants. Elles étaient impuissantes à empêcher cette violence.
— Mon Enfant de la Mer, gémit Corysta.
Les vers marins s’agitaient et projetaient d’immenses gerbes d’écume tandis qu’ils dévoraient leurs proies. Des vagues sanglantes vinrent lécher les jambes de Murbella, qui entraîna Corysta en pleurs jusqu’au rivage.