Une puanteur émane des pores de ma peau.
L’odeur ignoble de l’extinction.


Scytale, dernier Maître du Tleilax connu.


L’air inquiet, le petit garçon à la peau grise regarda l’homme qui l’accompagnait et qui lui ressemblait parfaitement.

— C’est une zone à accès restreint. Le Bashar va être très fâché après nous.

Le Scytale plus âgé fronça les sourcils, déçu de voir que cet enfant au destin si glorieux pouvait être aussi timoré.

— Ces gens n’ont aucune autorité pour m’imposer leurs règles - quelle que soit ma version!

Malgré les années de préparation, d’instruction et d’insistance, Scytale savait que le garçon ghola ne comprenait toujours pas vraiment qui il était. Le Maître du Tleilax toussota et fit une grimace de douleur, incapable de minimiser ses problèmes physiques. Il poursuivit  :

— Tu dois absolument réveiller tes souvenirs génétiques avant qu’il ne soit trop tard!

L’enfant suivait son alter ego dans le couloir sombre, mais ses pas étaient trop tremblants pour être furtifs. Scytale, physiquement amoindri, avait parfois besoin de son « fils » de douze ans pour le soutenir. Chaque jour, chaque leçon devrait rapprocher le jeune garçon du point de basculement où ses souvenirs enfouis jailliraient comme une puissante cataracte. C’est alors que le vieux Scytale pourrait enfin s’autoriser à mourir.

Des années plus tôt, il avait été contraint d’offrir son seul atout - sa réserve secrète de précieuses cellules - pour soudoyer les sorcières. Scytale avait détesté se trouver dans cette situation, mais en échange de ces semences de héros du passé qui serviraient les objectifs des sorcières, Sheeana avait accepté de le laisser utiliser les cuves axlotl pour produire une nouvelle version de lui-même. Il espérait que ce n’était pas trop tard.

Cela faisait maintenant des années que chaque phrase, chaque jour, augmentait la pression sur le jeune Scytale. Son « père », une victime de l’obsolescence cellulaire incorporée, ne pensait guère pouvoir vivre encore plus d’un an avant de s’effondrer complètement. À moins que le garçon ne reçoive ses souvenirs bientôt, très bientôt, toutes les connaissances des Tleilaxu seraient perdues à jamais. Le vieux Scytale grimaça à cette perspective consternante, qui le faisait plus souffrir que n’importe quelle douleur physique.

Ils atteignirent l’un des niveaux inférieurs déserts, où se trouvait une chambre de tests passée inaperçue dans l’immensité du vaisseau.

— Je vais me servir de ces appareils d’enseignement powindah afin de te montrer comment Dieu souhaitait que vivent les Tleilaxu.

Les cloisons incurvées étaient lisses, et les panneaux d’éclairage brillaient d’une lueur orangée. La pièce semblait pleine de matrices en gestation, rondes, molles et bovines - telles que les femmes sont censées être pour servir une société réellement civilisée.

Scytale sourit à ce spectacle, tandis que le jeune garçon promenait son regard sombre autour de lui.

— Des cuves axlotl. Si nombreuses! D’où viennent-elles  ?

— Ce ne sont que des projections holographiques. (La simulation de haute qualité incluait des bruits de cuve aussi bien que l’odeur des produits chimiques, désinfectants et composés pharmaceutiques.) Malheureusement…

En voyant autour de lui ces images merveilleuses, Scytale ressentait dans son cœur la douleur de ne pouvoir retrouver sa patrie qui lui manquait tant, et qui était à présent entièrement détruite. Autrefois, avant qu’il ne soit autorisé à poser de nouveau le pied dans la Cité Sacrée de Bandalong, Scytale avait toujours dû subir un long processus de purification, comme tous les Tleilaxu. Depuis que les Honorées Matriarches l’avaient contraint à s’enfuir, n’emportant avec lui que sa vie et quelques secrets négociables, il s’était efforcé d’observer du mieux possible les rites et les pratiques - et il les avait vigoureusement enseignés au jeune ghola -, mais il y avait des limites. Cela faisait longtemps que Scytale ne se sentait plus assez pur. Mais il savait que Dieu comprendrait.

— Voici à quoi ressemblait une salle de reproduction typique. Étudie-la. Absorbe-la. Souviens-toi comment étaient les choses, et comment elles devraient être. J’ai créé ces images en puisant dans mes propres souvenirs, et ces mêmes souvenirs sont en toi. Trouve-les.

Scytale avait maintes fois répété ces mots à l’enfant, dans l’espoir qu’ils finiraient par pénétrer son esprit. Cette jeune version de lui-même était un élève appliqué, très intelligent, et qui retenait toutes les informations par cœur… mais il ne les possédait pas dans son âme.

Sheeana et les autres sorcières n’avaient aucune idée de l’immensité de la crise à laquelle il devait faire face, ou peut-être y étaient-elles indifférentes. Les Bene Gesserit ne connaissaient pas grand-chose aux nuances que comporte la restauration des souvenirs d’un ghola, et ne savaient pas reconnaître le moment où un ghola est parfaitement prêt… mais Scytale ne pouvait sans doute pas se payer le luxe d’attendre. L’enfant était suffisamment âgé, il fallait qu’il se réveille! Il serait bientôt le dernier des Tleilaxu, et il n’y aurait plus personne pour réactiver ses souvenirs.

En contemplant ces rangées de cuves de reproduction, le visage du jeune Scytale s’emplit d’une crainte admirative. Le garçon semblait fasciné. C’était une bonne chose.

— Cette cuve là-bas, dans la deuxième rangée. C’est celle qui m’a donné naissance, dit-il. Les Sœurs l’appelaient Rebecca.

— La cuve n’a pas de nom. Ce n’est pas une personne, elle n’a jamais été une personne. Même quand elle pouvait parler, ce n’était qu’une femelle. Nous autres Tleilaxu, nous ne donnons jamais de nom à nos cuves, ni aux femelles qui les ont précédées.

Scytale déploya l’image en supprimant les murs, montrant ainsi la projection d’une vaste maison de reproduction aux cuves innombrables; dehors, on apercevait les tours et les rues de Bandalong. Ces indices visuels auraient dû suffire, mais Scytale aurait voulu pouvoir y ajouter d’autres détails sensoriels, les odeurs reproductives femelles, le contact des rayons du soleil, la présence rassurante de milliers de Tleilaxu dans les rues, les bâtiments et les temples.

Sa solitude était pour lui comme une douleur physique.

— J’aurais dû mourir plutôt que de me trouver ainsi devant toi. Je ressens comme une insulte d’être vieux et souffrant dans ce corps détraqué. Le Kehl des vrais Maîtres aurait dû m’euthanasier il y a longtemps, pour me permettre de revivre dans un corps intact de ghola. Mais les temps actuels ne sont pas convenables.

— Les temps ne sont pas convenables, répéta le garçon en reculant à travers l’une des holo-images détaillées. Vous êtes obligé de faire des choses que vous ne toléreriez pas normalement. Vous êtes contraint d’utiliser des méthodes héroïques afin de vivre suffisamment longtemps pour éveiller ma conscience, et je vous promets, de tout mon cœur, que je deviendrai Scytale. Avant qu’il ne soit trop tard.

Le processus d’éveil d’un ghola n’était ni simple ni rapide. Année après année, Scytale avait appliqué à ce garçon des pressions, des rappels, des torsions mentales. Chaque leçon, chaque exigence constituait un nouveau galet ajouté à un tas qui ne cessait de monter toujours plus haut, et tôt ou tard il en ajouterait suffisamment à cette pile instable pour provoquer une avalanche. Et seuls Dieu et son Prophète savaient quel petit caillou de mémoire ferait s’écrouler cette barrière.

Le garçon observait les changements d’humeur sur le visage de son mentor. Ne sachant que faire, il cita une leçon réconfortante de son catéchisme  :

— Confronté à un choix impossible, il faut toujours choisir la voie de la Grande Croyance. Dieu aide ceux qui veulent être guidés.

Cette idée même sembla consumer le peu d’énergie qui restait à Scytale. Il s’affaissa sur une chaise, tentant de recouvrer ses forces. Quand le ghola se précipita à son côté, Scytale caressa les cheveux noirs de son alter ego.

— Tu es jeune, peut-être trop jeune encore.

Le garçon posa une main rassurante sur l’épaule du vieil homme.

— Je vais essayer - je le promets. Je vais faire tout mon possible.

Il ferma les yeux et sembla lutter un moment contre des murs intangibles dressés dans son cerveau. Il finit par renoncer, des gouttes de sueur perlant sur son front.

Le vieux Scytale était profondément découragé. Il avait déjà eu recours à toutes les techniques qu’il connaissait afin de pousser ce ghola au bord du gouffre. Crises, paradoxes, désespoir incessant. Mais il ressentait ce découragement bien plus que l’enfant. Ses connaissances cliniques étaient tout simplement insuffisantes.

Les sorcières avaient utilisé une sorte de torsion sexuelle pour réactiver le Bashar Teg alors que son ghola n’avait que dix ans, et le successeur de Scytale en avait déjà deux de plus. Mais il ne pouvait supporter l’idée que ces femelles du Bene Gesserit se servent de leur corps sur ce garçon. Scytale avait déjà fait tant de sacrifices et vendu la plus grande partie de son âme dans l’espoir d’assurer l’avenir de sa race. Le Prophète Lui-Même tournerait le dos à Scytale de dégoût. Non, pas cela! Scytale se prit la tête dans les mains.

— Tu es un ghola raté. J’aurais dû me débarrasser de ton fœtus et recommencer à zéro il y a douze ans!

La voix du jeune garçon était rauque, comme des fibres déchirées.

— Je vais me concentrer, et forcer mes souvenirs à jaillir de mes cellules!

Le Maître du Tleilax sentit une profonde tristesse l’envahir.

— Il s’agit d’un processus instinctif, et non pas intellectuel. Il doit se produire naturellement en toi. Si tes souvenirs ne reviennent pas, tu ne me sers à rien. Pourquoi devrais-je te laisser vivre  ?

Le garçon était manifestement en train de lutter, mais Scytale ne perçut aucun éclair de surprise ni de soulagement, aucun signe de l’avalanche de souvenirs des vies antérieures. L’échec était comme une aura de puanteur autour des deux Tleilaxu. A chaque minute qui passait, Scytale sentait la mort progresser dans son corps.


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