L’humanité que nous avons en commun devrait, par définition, faire de nous des alliés. Mais la triste réalité, c’est que ce sont nos similarités mêmes qui semblent constituer de vastes différences et des obstacles insurmontables.


Mère Commandante Murbella, s’adressant à l’Ordre Nouveau.


Le temps manquant cruellement, il était impossible d’effectuer des vérifications et des essais complets sur les milliers de vaisseaux de la Guilde nouvellement équipés. Les Oblitérateurs produits en masse furent chargés à bord des lourds cuirassés construits sur Jonction ainsi que dans dix-sept arsenaux satellisés. Les équipages se préparèrent à rejoindre les lignes du front.

Tout frais émoulus des conscriptions réalisées sur des centaines de planètes menacées, les commandants novices n’avaient reçu qu’une formation élémentaire, à peine suffisante pour résister à l’Ennemi dans les nombreux secteurs vulnérables où l’humanité comptait dresser sa ligne de résistance dans l’espace. Murbella savait que, malgré leur détermination et leur courage, et quel que soit l’entraînement qu’ils recevaient ou la pratique qu’ils pouvaient acquérir, la plupart des combattants seraient annihilés.

Dans les mois qui avaient suivi l’épidémie de Chapitre, la Mère Commandante avait ouvert ses portes aux réfugiés venant des planètes évacuées. Au début, ceux-ci avaient craint de s’installer sur un monde sortant de quarantaine, mais ils avaient bientôt commencé à affluer. Étant donné le peu de choix qui s’offraient à eux, ces groupes disparates avaient accepté le refuge que leur offrait l’Ordre Nouveau, effectuant en contrepartie les tâches indispensables à l’effort de guerre. La politique et les anciennes factions avaient été laissées de côté. À présent, chacun consacrait sa vie à se préparer au dernier combat de résistance contre l’avance des forces d’Omnius.

Depuis Buzzell, la Révérende Mère Corysta avait transmis une information incroyable  : les vers marins géants qui dévastaient les bancs de gemmones produisaient également une sorte d’épice. Murbella avait aussitôt soupçonné une expérience menée par la Guilde. Il était impossible que ce fût un phénomène naturel. Corysta avait proposé d’organiser une chasse aux vers afin de récolter l’épice, mais la Mère Commandante ne pouvait pas se projeter aussi loin dans le futur. Une nouvelle source de mélange n’aurait d’importance que si l’espèce humaine survivait à l’Ennemi.

La Mère Commandante Murbella avait convoqué un grand conseil de guerre rassemblant les délégués des planètes en première ligne, celles qui couraient le danger le plus immédiat d’être attaquées par les machines pensantes. Malgré leurs protestations indignées, chacun des émissaires avait dû se soumettre au test cellulaire visant à démasquer d’éventuels Danseurs-Visages. Murbella ne voulait courir aucun risque; ces insidieux changeurs de forme pouvaient s’être infiltrés n’importe où.

Dans la grande salle de la Citadelle, elle longea d’un pas décidé la longue table en bois d’elacca pour prendre sa place désignée. A l’aide de ses facultés d’observation inculquées par le Bene Gesserit, elle examina les participants, tous conduits ici par le désespoir. Elle s’efforça de voir en ces représentants, dans leurs différents costumes et uniformes, des chefs militaires, les généraux de la dernière grande bataille de l’humanité. Les gens réunis dans cette salle allaient commander les groupes de vaisseaux constitués à la hâte et tenter d’opposer une résistance en des milliers de confrontations. Mais avaient-ils l’étoffe des héros qu’il fallait pour le salut des humains  ?

Quand elle se tourna pour faire face aux délégués, Murbella put lire de l’appréhension dans leurs yeux, et sentir l’odeur de la peur. L’immense flotte de l’Ennemi progressait comme un front d’incendie à travers la Galaxie, engloutissant les planètes les unes après les autres. Elle si dirigeait inexorablement vers Chapitre et les autres planètes au cœur de l’Ancien Empire.

Après s’être rendue sur différents mondes menacés afin d’inspecter leurs préparatifs, Murbella avait conclu des alliances avec les dirigeants planétaires, seigneurs de la guerre, conglomérats commerciaux et diverses unités gouvernementales de moindre importance. La vision de Leto II, le Sentier d’Or, avait fragmenté l’humanité, si bien qu’elle n’avait plus de chef charismatique unique. Murbella devait maintenant remédier à cette situation. La diversité avait pu être autrefois la voie de la survie, mais à présent, si tous ces mondes et ces armées ne pouvaient coopérer pour lutter contre un ennemi bien plus puissant, l’humanité tout entière périrait.

Si la prescience du Tyran était aussi extraordinaire qu’on le disait, pourquoi n’avait-il pas su prévoir l’existence du grand empire des machines, même si c’était dans un futur très lointain  ? Comment l’Empereur-Dieu avait-il pu ignorer qu’un autre combat titanesque attendait l’humanité  ? Murbella eut un léger frisson. À moins qu’il ne l’ait su… et que tout se passe exactement comme le Tyran l’avait prévu  ?

Au prix d’efforts considérables, elle avait remporté une première victoire interne lorsque les différents dirigeants avaient accepté le principe que la meilleure défense reposait sur un plan unifié - celui de Murbella - plutôt que sur des centaines d’actions de résistance isolées et sans espoir. Pour bien faire passer son message, elle avait dû se frayer un chemin à coups de hache au travers des tentacules obstinés de diverses bureaucraties planétaires. Rien n’était facile, dans cette guerre.

Consciente du poids de ses responsabilités, Murbella donna un coup sec sur une grosse pierre ronde posée sur la table. Le bruit se répercuta dans la salle, et tous les délégués se tournèrent vers elle.

— Vous savez tous pourquoi vous êtes ici, dit la Mère Commandante. Nous devons livrer notre dernier combat, en un millier d’endroits dans l’espace. Beaucoup d’entre nous vont mourir… mais sinon, nous mourrons tous. Nous n’avons donc pas vraiment le choix. Les seules questions qui se posent sont de savoir quand nous mourrons, et comment. Préférons-nous mourir libres, en nous battant jusqu’au bout… ou mourir vaincus et pourchassés comme des rats  ?

La grande salle résonna soudain d’une cacophonie de voix, d’accents et de diverses langues, bien que Murbella eût insisté pour que tous s’expriment en galach, la langue commune. Elle se servit de la Voix pour dominer la clameur  :

— Les machines arrivent! Si nous collaborons, si nous ne fuyons pas devant nos adversaires, nous avons peut-être encore les moyens de les arrêter.

Elle remarqua la présence d’officiels de la Guilde et d’ingénieurs ixiens. Étant donné le programme de livraison très serré, la construction de certains vaisseaux avait été quelque peu bâclée, mais sa poignée d’inspectrices et de surveillantes de production avaient contrôlé les opérations.

— Nos vaisseaux et nos armes sont maintenant prêts, mais avant d’aller plus loin, j’ai une question qui s’adresse à vous tous. (Elle balaya l’assemblée de son regard perçant. Si elle avait été encore une Honorée Matriarche, ses yeux auraient eu un éclat orange.) Avez-vous la détermination et le courage de faire ce qui est nécessaire  ?

— Et vous  ? beugla un homme barbu venu d’une minuscule planète d’un lointain système.


Murbella frappa de nouveau sa pierre sonique.


— Mon Ordre Nouveau supportera l’essentiel du premier choc frontal avec les machines pensantes. Nous les avons déjà combattues dans de nombreux systèmes et nous avons détruit nombre de leurs vaisseaux. Nous avons aussi survécu à la peste qu’elles ont propagée ici, sur Chapitre. Mais cette guerre ne peut se gagner sur des champs de bataille dispersés. (Elle fit un geste, et Janess activa les commandes.) Regardez tous.

Au grand étonnement de l’assemblée, une projection holographique apparut, remplissant la grande salle de la Citadelle des cartes détaillées de nombreux systèmes solaires. Une tache sombre s’étendait, indiquant les conquêtes des machines. On aurait dit un mascaret engloutissant chaque système sur son chemin. Les ténèbres de la défaite et de l’extermination étaient tombées sur la plupart des systèmes connus dans les secteurs de la Dispersion.

— Nous devons concentrer nos efforts. Comme il n’utilise pas de générateurs Holtzman pour replier l’espace, l’Ennemi progresse de système en système. Nous connaissons la trajectoire de sa flotte, et nous pouvons donc nous mettre directement en travers de sa route. (Murbella se leva au milieu des simulations d’étoiles et de planètes. Elle pointa le doigt vers les brillantes étoiles et les planètes habitées qui se trouvaient sur le chemin de l’Ennemi.) Nous devons établir notre barrage ici, là, et là encore… partout! Ce n’est qu’en coordonnant l’ensemble de nos vaisseaux, de nos «commandants et de nos armes que nous pouvons espérer arrêter l’Ennemi. (Elle balaya d’un revers de la main tous les points lumineux qui scintillaient devant l’invasion des machines.) Tout autre choix ne serait que lâcheté.


— Vous nous traitez de lâches  ? rugit le barbu. Un marchand se leva.

— Il est certainement possible de négocier…


Murbella le coupa aussitôt.

— Les machines pensantes ne désirent pas conquérir un monde en particulier. Elles ne cherchent pas non plus à acquérir de l’épice, ni des pierres précieuses ou d’autres richesses. Il n’y a rien que nous puissions leur offrir en échange de la paix. Elles se refusent à tout compromis et nous pourchasseront sans relâche où que nous allions. (En regardant le marchand, elle ajouta  :) Si vous fuyez aujourd’hui, vous réussirez peut-être à survivre quelque temps. Mais il n’y aura pas de salut pour vos enfants, ou vos petits-enfants. Les machines les massacreront jusqu’au dernier. Considérez-vous votre vie comme plus précieuse que la leur  ? Si c’est le cas, alors, oui, je vous traite de lâches.

Malgré les murmures dans la salle, personne ne protesta. Sur la carte géante, des lumières multicolores apparurent le long de la frontière séparant les secteurs conquis par les machines des planètes vulnérables de l’humanité.

Murbella promena son regard sur les délégués assemblés.

— Chacun de vous a la responsabilité d’empêcher l’Ennemi de franchir cette ligne. Si vous échouez, cela signifiera la mort de l’espèce humaine.


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