J’entends la sonnerie de clairon de l’Éternité qui m’appelle.


Leto Atréides H, enregistrements de Dar-es-Balat.


Maintenant que le suresprit Omnius était parti et que la ville des machines avait subi des dégâts considérables, les composants principaux de Synchronie s’immobilisèrent. Les bâtiments ne se déplaçaient plus comme les pièces d’un puzzle géant, et n’évoluaient plus en formes étranges. Tel un immense moteur en panne, la ville s’était brusquement arrêtée, laissant de nombreuses avenues bloquées, des structures à moitié enfouies ou transformées seulement en partie. Des voitures de tram étaient restées suspendues en l’air, se balançant au bout de câbles électroniques invisibles. Les rues étaient jonchées de cadavres de Danseurs-Visages et de débris de robots de combat. Des colonnes de flammes et de fumée s’élevaient dans le ciel.

Victorieuse, mais épuisée, Sheeana contemplait la ville avec une expression d’étonnement et de joie. Alors qu’elle parcourait une rue dévastée, elle aperçut un jeune garçon solitaire au pied des immenses tours exotiques. Après sa transformation, Leto II semblait lui aussi épuisé, mais également infiniment plus puissant qu’autrefois. Après les avoir guidés dans la ville, il avait quitté les vers des sables, mais il faisait encore partie d’eux.

Observant Leto qui se tordait le cou pour regarder se balancer l’une des voitures de tram, Sheeana remarqua en lui quelque chose d’étrange, une présence qu’il n’avait pas auparavant. Elle comprit.

— Tu as recouvré tes souvenirs.

— Dans le moindre détail. Je les ai passés en revue. (Les yeux de Leto étaient chargés de siècles. Ils étaient maintenant bleu sur bleu à cause de l’extraordinaire saturation d’épice dans le corps des vers qu’il avait contrôlés.) Je suis le Tyran. Je suis l’Empereur-Dieu.

Sa voix semblait plus puissante, mais elle était teintée d’une profonde lassitude.

— Tu es aussi Leto Atréides, le frère de Ghanima, le fils de Muad’Dib et de Chani.

Il lui répondit par un sourire, comme si elle l’avait soulagé d’une partie de son fardeau.

— Oui, cela aussi. Je suis tout ce qu’était mon prédécesseur - et tout ce que sont les vers des sables. La perle de rêve qu’ils contenaient a été ouverte. Il ne dort plus.

Sheeana repensa au petit garçon si sage qu’elle avait connu à bord de l’Ithaque. Son passé avait été pire que celui des autres, et ce garçonnet innocent avait maintenant complètement disparu.

— Je me souviens de chaque mort dont j’ai été la cause. Je me souviens de toutes. Je me souviens de tous mes Duncan, et des raisons pour lesquelles chacun d’eux est mort.

Il leva les yeux et la prit par le bras pour l’entraîner vers la carcasse tordue d’un bâtiment à moitié enterré.

Quelques secondes plus tard, le câble de sustentation au-dessus d’eux se rompit, et la voiture de tramway vint s’écraser exactement à l’endroit où ils s’étaient tenus auparavant. Des cadavres de Danseurs-Visages étaient étalés au milieu des débris.

— Je savais qu’elle tomberait, dit Leto.

— Chacun de nous a ses talents particuliers, dit Sheeana avec un doux sourire.

Ils escaladèrent tous les deux les décombres d’un immeuble effondré pour avoir une meilleure vue de la ville. Une multitude de robots erraient au milieu des ruines fumantes et des poutrelles brisées, comme s’ils attendaient des instructions.

— Je suis un Kwisatz Haderach, dit Leto d’une voix lointaine. Mon père l’était également. Mais tout est très différent, maintenant. Est-ce que j’avais prévu tout cela il y a si longtemps  ? Est-ce que cela faisait partie de mon Sentier d’Or  ?

Comme s’il les avait appelés, quatre vers des sables surgirent du sol jonché de débris et se dressèrent au-dessus des amas de ruines. Sheeana entendit un grand fracas, et les trois derniers vers apparurent, renversant des bâtiments et se frayant un passage au milieu des carcasses calcinées. Les vers se rassemblèrent autour des deux humains. Ils semblaient avoir encore grossi.

Le plus grand de tous, celui qu’elle avait appelé Monarque, leva la tête vers eux. Sans manifester aucune crainte, Leto redescendit pour s’approcher de la créature.

— Mes souvenirs me sont revenus, dit-il à Sheeana en s’avançant, mais pas ceux de mes rêves lorsque j’étais l’Empereur-Dieu, du temps où l’homme et le ver ne faisaient qu’un.

Monarque posa sa tête au pied du tas de ruines et ses compagnons firent de même, tels des sujets se prosternant devant leur roi. Le souffle des créatures emplissait l’air d’une odeur de cannelle.

Leto tendit la main pour caresser le bord arrondi de la gueule de Monarque.

— Et si nous recommencions à rêver ensemble  ? Ou devrais-je te laisser retourner à ton paisible sommeil  ?

Également sans crainte, Sheeana posa elle aussi la main sur la carapace épaisse de ses anneaux. En soupirant, le jeune garçon ajouta  :

— Les gens que j’ai connus jadis me manquent beaucoup, surtout Ghanima. Ton programme de gholas ne me l’a pas rendue.

— Nous n’avons pas tenu compte des aspects personnels, dit Sheeana. J’en suis désolée.

Des larmes perlèrent dans les yeux bleu foncé de Leto.

— J’ai tellement de souvenirs douloureux du temps où je ne m’étais pas encore uni aux truites des sables. Mon père s’est refusé à faire le choix que j’ai moi-même accepté - il n’a pas voulu payer le prix du sang pour le Sentier d’Or, mais je me suis cru plus malin. Ah, comme la jeunesse peut être arrogante! (Devant Leto, la gueule du ver immense était comme une caverne remplie d’épice.) Heureusement, je sais comment retourner dans le rêve du Tyran, le rêve de l’Empereur-Dieu. (En regardant Sheeana, il ajouta  :) Je goûte une dernière fois l’humanité.

Puis il s’engagea dans la gueule béante en se bissant pardessus la barrière de dents cristallines.

Sheeana comprit ce qu’il voulait faire. C’est ce qu’elle avait tenté autrefois, mais sans succès. Le ver engloutit Leto II et recula. Le jeune garçon avait disparu.

Sheeana vacilla sur ses jambes tremblantes. Elle savait qu’elle ne reverrait jamais Leto. Mêlé à la chair de Monarque, il était redevenu une perle de conscience et serait avec les vers pour l’éternité.

— Adieu, mon ami.

Mais le spectacle n’était pas terminé. Les autres vers rejoignirent Monarque et tous se dressèrent au-dessus de Sheeana. Elle resta immobile, à la fois fascinée et horrifiée. Allaient-ils la dévorer, elle aussi  ? Elle se prépara à son sort, mais sans éprouver aucune crainte. Du temps où elle était une petite fille, après qu’un ver eut détruit son village sur Rakis, elle s’était élancée dans le désert en hurlant des insultes à l’énorme créature et en exigeant d’être mangée.


— Eh bien, Shaitan - tu me trouves appétissante, maintenant  ? Mais les vers ne voulaient pas d’elle. Ils commencèrent à s’enrouler les uns autour des autres en grouillant comme un nœud de vipères. Maintenant que Leto était en eux, les vers se transformaient. Six des vers enveloppèrent celui qui avait avalé le garçon, en se tordant et en entrelaçant leurs corps sinueux comme des lianes autour d’un tronc.


Sheeana regrimpa précipitamment sur le tas de gravats pour se mettre à l’abri. Les anneaux charnus des vers commencèrent à s’interpénétrer et à se métamorphoser en une forme beaucoup plus grosse. Il devint difficile de les distinguer. Leurs segments se rejoignirent et se fondirent pour aboutir à un ver des sables extraordinaire  : un colosse encore plus énorme que le plus grand des monstres légendaires de Dune.

Sheeana trébucha et tomba en arrière sur l’amas de décombres, mais elle ne pouvait détacher son regard de l’immense ver des sables qui se dressait et oscillait devant elle, et dont le corps s’étendait maintenant sur des centaines de mètres.


— Shai-Hulud, murmura-t-elle.


Elle avait délibérément évité d’utiliser le mot Shaitan, comme elle l’avait toujours fait jusqu’ici, car c’était bel et bien le Vieil Homme du Désert qu’elle avait devant elle, un dieu. L’odeur enivrante du mélange était plus forte que jamais.

Elle crut d’abord que le léviathan allait finalement la dévorer, elle aussi, mais le ver géant se détourna et s’abattit sur le sol dans un bruit de tonnerre, puis il s’enfonça sous la ville des machines.


Son nouveau royaume.


Un frisson d’extase parcourut Sheeana. Elle savait que le ver allait se fractionner sous la surface. Le produit de cette union entre Leto et les vers des sables résisterait beaucoup mieux à l’humidité, ce qui permettrait aux créatures de survivre et de réaménager une partie de la planète des machines pour en faire leur propre domaine. Un jour, des vers des sables grandiraient et prospéreraient sur ce monde, parcourant ses profondeurs, toujours vigilants…


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