L’humanité croit à toutes sortes de choses. La principale est le concept de «foyer».

Archives du Bene Gesserit, Analyse des facteurs de motivation.


Lorsque le long-courrier d’Edrik eut à se rendre de nouveau sur Buzzell, le vaisseau repartit en emportant quelque chose d’infiniment plus précieux que des gemmones.

Caché au niveau des laboratoires secrets, il y avait un paquet de la substance extraordinairement concentrée extraite de l’étrange organe du ver marin. Avec un bel optimisme, Waff l’avait baptisée « ultra-épice ». Les tests avaient montré que sa puissance dépassait tout ce que l’on connaissait jusqu’ici. Ce produit remarquable allait tout changer pour la faction des Navigateurs.

Le Maître du Tleilax était lui aussi conscient de l’importance de sa découverte et comptait bien l’exploiter à son avantage. Sans même avoir été convoqué, il franchit les cordons de sécurité de la Guilde et se rendit dans les niveaux réservés au Navigateur. Ignorant superbement les avertissements, Waff ouvrit les lourdes portes et s’approcha de la cuve de cristoplaz où Edrik flottait dans son précieux nuage de gaz d’épice. Maintenant qu’il avait réussi à recréer au moins une portée de vers, Waff n’était plus obligé de supplier. Il pouvait désormais formuler ses propres exigences.

Son existence limitée de ghola ne lui laissait que peu de temps pour réaliser les objectifs vitaux qu’il s’était fixés, et il commençait à désespérer d’y parvenir. Il avait largement passé le cap où il était en pleine possession de ses moyens, et son corps entamait une descente rapide vers la dégénérescence et la mort. Il ne lui restait sans doute guère plus d’un an à vivre. D’un air de défi inflexible, Waff s’adressa à Edrik  :

— Maintenant que mes vers marins sont capables de produire de l’épice sous une forme accessible aux Navigateurs de la Guilde, je veux que vous m’emmeniez sur Rakis.

Il n’avait désormais plus rien à perdre, et tout à gagner. Il croisa ses bras fluets sur sa poitrine avec un air triomphant.

Edrik flotta lentement jusqu’à la paroi de cristoplaz. Les volutes de gaz orangé avaient un effet hypnotique.


— Le nouveau mélange n’a pas encore été testé en pratique.

— Aucune importance. Les tests chimiques sont probants. La voix d’Edrik s’amplifia à travers les haut-parleurs.


— Je suis soucieux. Dans sa forme originelle, le mélange possède des qualités complexes qu’aucune analyse en laboratoire ne peut déceler.

— Vous vous inquiétez inutilement, répliqua Waff. L’épice fournie par les vers marins dépasse en puissance tout ce que vous connaissez. Essayez-la vous-même, si vous ne me croyez pas.


— Tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit.


— Personne d’autre que moi n’aurait pu accomplir ce que j’ai fait. Buzzell sera votre nouvelle source de mélange. Les chasseurs de vers marins pourront récolter de l’ultra-épice bien au-delà de vos besoins, et les Navigateurs ne dépendront plus des sorcières du Bene Gesserit ni du marché noir. Et peu vous importe si les Sœurs décident d’exploiter elles-mêmes les vers et tentent d’établir un nouveau monopole. En modifiant les vers plutôt que la planète, nous pouvons les transplanter n’importe où. Je vous ai ouvert la voie de la liberté. (Waff éleva la voix.) Et maintenant, j’exige d’être payé en retour.

— Nous t’avons permis de survivre après la défaite des Honorées Matriarches sur Tleilax. N’est-ce pas là une récompense suffisante  ?

En poussant un soupir conciliant, le ghola tleilaxu écarta les mains.

— Ce que je vous demande ne vous coûtera pas grand-chose, et vous en retirerez un grand honneur, la bénédiction de Dieu.

Une expression de mécontentement passa sur le visage difforme du Navigateur.


— Que désires-tu, petit homme  ?

— Je vous le répète  : emmenez-moi sur Rakis.


— C’est absurde. Cette planète est morte, dit Edrik d’une voix posée.

— C’est sur Rakis que ma dernière incarnation a péri, vous pouvez donc considérer cela comme un pèlerinage. (Les mots se bousculèrent dans la bouche de Waff, qui en dit plus qu’il n’aurait voulu.) Dans mon laboratoire, j’ai créé d’autres vers avec ce qu’il me restait de spécimens de truites des sables. Je les ai renforcés pour qu’ils puissent survivre dans les environnements les plus hostiles. Je peux repeupler Rakis et ramener le Prophète…

Il s’interrompit brusquement.

Dès les premières rumeurs selon lesquelles les vers marins prospéraient sur Buzzell, Waff avait consacré ses efforts aux dernières truites des sables qui lui restaient de son stock d’origine. Il n’avait déjà pas été simple de sculpter leurs chromosomes pour obtenir des vers capables de survivre dans un environnement marin somme toute accueillant, mais il était encore bien plus difficile d’adapter les monstres au monde dévasté de Rakis. Waff n’avait cependant pas reculé devant la difficulté. Son véritable objectif avait toujours été de ramener les vers des sables là où était vraiment leur place. Le Messager de Dieu doit retourner sur Rakis.

Edrik agitait doucement ses mains palmées en considérant cette requête.

— Notre Oracle nous a récemment envoyé un message demandant à tous ses Navigateurs de quitter la Guilde et de se joindre à elle dans une grande bataille. Telle est désormais ma priorité.

— Je vous en supplie, emmenez-moi sur Rakis. (Comme un rappel de sa mort prochaine, un élancement douloureux traversa sa poitrine et son dos. Waff dut déployer tous ses efforts pour ne pas laisser paraître sa peur de mourir et son angoisse d’échouer. Il lui restait si peu de temps…) Est-ce vraiment trop demander  ? Accordez-moi cette dernière faveur au terme de ma vie.

— C’est vraiment tout ce que tu souhaites  ? Mourir là-bas  ?

— Je consacrerai mes dernières forces à mes spécimens de vers des sables. Il existe peut-être une méthode pour les réintroduire sur Rakis et régénérer les écosystèmes. Imaginez un instant que je réussisse  : vous auriez une source de mélange supplémentaire.

— Ce que tu y trouveras ne va pas te plaire. Même avec des recycleurs d’humidité, des abris et du matériel, il est encore plus difficile qu’autrefois de survivre sur Rakis. Tes espoirs sont irréalistes. Il ne reste plus rien sur cette planète.

Waff essaya vainement de ne pas laisser paraître son désespoir.

— C’est sur Rakis que sont mes racines, c’est ma boussole spirituelle.

Edrik réfléchit un instant, et finit par dire  :

— Je peux replier l’espace pour rejoindre Rakis, mais je ne te promets pas d’y revenir. L’Oracle m’a appelé.

— J’y resterai aussi longtemps que nécessaire. Dieu pourvoira à mes besoins.

En toute hâte, Waff retourna à ses appartements privés. Comptant séjourner sur la planète déserte, très probablement pour le reste de sa vie, il réquisitionna tout le matériel et les provisions suffisants pour tenir plusieurs années, afin d’être parfaitement autonome sur ce monde désolé. Une fois ses instructions transmises, il se tourna vers ses cuves où grouillaient les nouveaux vers renforcés, impatients d’être libérés.

Rakis… Dune… telle était sa destinée. Il sentait au plus profond de son être que Dieu l’appelait, et s’il devait périr sur cette planète… qu’il en soit ainsi. Une chaude sensation de satisfaction le traversa. Il comprenait enfin quelle était sa place dans l’univers.

La sphère noircie aux reflets cuivrés apparut sur les écrans d’observation du long-courrier. Waff avait été tellement occupé à rassembler fébrilement son équipement qu’il n’avait même pas senti l’activation des générateurs Holtzman lorsque l’espace avait été replié.

Edrik le surprit en lui fournissant des provisions supplémentaires ainsi qu’une petite équipe de fidèles assistants de la Guilde pour l’aider à installer son campement et mener ses expériences. Le Navigateur voulait peut-être avoir ses hommes en place pour l’informer de l’éventuel succès du Tleilaxu avec ses nouveaux vers. Peu importait à Waff, du moment qu’ils le laissaient tranquille.

Sans même se présenter aux membres silencieux de sa nouvelle équipe, Waff leur ordonna de transporter ses spécimens de vers hors du laboratoire, ainsi que ses abris autodéployants et tout le matériel dont ils auraient besoin pour survivre sur le monde de cendres.

L’un des assistants, un homme silencieux au visage lisse, se chargea de piloter la navette. Avant même qu’ils n’aient atteint la surface désolée de Dune, le long-courrier avait déjà quitté son orbite. Edrik ne voulait pas perdre une seconde pour répondre à l’appel de l’Oracle du Temps, avec sa cargaison d’ultra-épice et ses nouvelles d’espoir pour tous les Navigateurs.

Quant à Waff, il n’avait d’yeux que pour le paysage dévasté et sans vie de la planète légendaire.


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