Ceux qui voient ne comprennent pas toujours. Ceux qui prétendent comprendre sont parfois les plus aveugles de tous.
L’Oracle du Temps.
Ce qu’il subsistait de l’ancienne forme corporelle de Norma Cenva était enfermé dans une salle construite autour d’elle et modifiée au cours de milliers d’années. Mais son esprit ne connaissait pas de limites physiques. Elle n’était rattachée à la chair que par un lien des plus ténus, une sorte de générateur biologique de pensée pure. L’Oracle du Temps.
Ses liaisons mentales avec le tissu de l’univers lui permettaient de se déplacer n’importe où en suivant la trame de possibilités infinies. Elle voyait le futur et le passé, mais pas toujours de façon très claire. Son cerveau était tel qu’il pouvait toucher l’Infini et presque - presque… - l’englober.
Son ennemi juré, le suresprit, avait mis en place un vaste réseau électronique à travers le tissu de l’espace, un maillage tachyonique complexe que la plupart des gens ne pouvaient voir. Omnius s’en servait comme d’un filet pour traquer sa proie, mais il n’avait pas encore réussi à capturer le non-vaisseau.
Il y avait très longtemps de cela, Norma avait créé l’ancêtre de la Guilde pour lutter contre les machines pensantes. Depuis, la Guilde avait suivi son propre chemin en s’éloignant de Norma, tandis qu’elle-même se déployait à travers le cosmos. La politique interplanétaire, la lutte pour le pouvoir entre la faction des Navigateurs et celle des Administrateurs humains, le monopole exercé sur des ressources précieuses telles que les gemmones, la technologie ixienne ou l’épice - ces problèmes ne la concernaient pas.
Pour veiller sur l’humanité, elle devait investir une grande partie de son capital mental. Elle avait conscience du désarroi dans lequel la civilisation était plongée, et n’ignorait pas le grand schisme qui s’était produit au sein de la Guilde. Elle aurait bien admonesté les Administrateurs pour avoir déclenché une telle crise, si seulement elle avait pu se souvenir de la façon de s’adresser à des êtres aussi minuscules. Même avec ses Navigateurs aux facultés mentales avancées, Norma trouvait épuisant d’utiliser des mots suffisamment simples pour être compris. Il fallait qu’ils sachent qui était le véritable Ennemi, pour qu’ils prennent leur part du combat.
Si l’Oracle du Temps ne s’occupait pas des priorités les plus importantes, personne ne le ferait à sa place. Personne d’autre, dans tout l’univers, n’en était capable. Grâce à sa prescience, elle percevait ce qui comptait le plus : trouver le non-vaisseau errant. Le Kwisatz Haderach final était à son bord, et le nuage noir de Kralizec avait commencé à déverser ses torrents. Mais Omnius poursuivait le même but, et pourrait bien y parvenir avant elle.
Elle avait perçu les récents conflits opposant les Bene Gesserit aux Honorées Matriarches. Elle avait auparavant assisté à la Dispersion d’origine et aux Temps de la Famine, ainsi qu’à l’existence prolongée et à la mort dramatique de l’Empereur-Dieu. Mais ces événements n’avaient guère été plus qu’un bruit de fond.
Trouver le non-vaisseau.
Ainsi qu’elle l’avait toujours prédit et redouté, l’ennemi inlassable était de retour. Les machines pensantes avaient peut-être évolué, mais même si elles avaient changé d’apparence, l’Ennemi restait l’Ennemi.
Et Kralizec était déjà bien engagé.
Tandis que sa prescience se propageait tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, des ondulations du temps se formaient autour d’elle, rendant plus difficiles des prévisions précises. Elle avait rencontré un tourbillon, un puissant facteur aléatoire qui pouvait modifier le cours des événements de multiples façons : un Kwisatz Haderach, un être aussi « anormal » que Norma Cenva elle-même, une variable incontrôlable.
Omnius voulait guider et maîtriser cet humain spécial. Cela faisait des années qu’Omnius et ses Danseurs-Visages cherchaient à s’emparer du non-vaisseau, mais Duncan Idaho avait jusqu’ici réussi à leur échapper. Même l’Oracle avait été incapable de le retrouver.
Norma avait fait de son mieux pour contrecarrer les desseins de l’Ennemi à chaque stade. Elle avait sauvé le non-vaisseau et espérait avoir protégé ses occupants, mais elle avait ensuite perdu le contact. Il y avait à bord de l’Ithaque quelque chose de plus efficace qu’un non-champ pour égarer ses recherches. Elle ne pouvait qu’espérer que les machines pensantes étaient aussi aveugles qu’elle.
L’Oracle poursuivait ses explorations en déployant de délicates sondes mentales. Hélas, le non-vaisseau n’était tout simplement nulle part. D’une façon mystérieuse, ses passagers parvenaient à le lui cacher… à moins qu’il n’ait été détruit.
Bien que sa prescience ne fût pas parfaitement claire, Norma savait que le temps était désormais compté pour tout le monde. Le moment crucial allait bientôt arriver. Il lui fallait donc rassembler ses alliés. Ces imbéciles d’Administrateurs avaient reconfiguré une grande partie de leurs immenses vaisseaux en y installant des contrôles artificiels - des sortes de machines pensantes - de sorte qu’elle ne pouvait plus les faire venir en utilisant ses facultés paranormales. Mais elle avait encore à sa disposition un millier de ses fidèles Navigateurs. Elle les préparerait à la bataille, la bataille finale.
Dès qu’elle aurait trouvé le non-vaisseau…
L’Oracle du Temps déploya son esprit et projeta ses pensées dans le vide de l’espace, comme un pêcheur jette son filet, jusqu’à ce que la douleur neurale devienne inouïe. Elle redoubla d’efforts en repoussant ses limites au-delà de tout ce qu’elle avait pu atteindre jusqu’ici. Aucune souffrance n’était trop grande. Elle mesurait parfaitement les conséquences d’un échec.
Autour d’elle, une immense horloge égrenait les secondes.