Le rêve de l’un est le cauchemar de l’autre.


Proverbe de l’antique Kaïtin.


Après avoir emporté le corps de Stuka, les nomades séparèrent Sheeana et Teg de Stilgar et Liet-Kynes. Ils semblaient ne pas considérer les deux garçons - âgés de douze et treize ans -comme une menace, ignorant qu’il s’agissait de redoutables guerriers fremen dont les souvenirs incluaient de nombreux raids menés contre les Harkonnen.

Teg reconnut la tactique employée.


— Leur vieux chef veut d’abord interroger les plus jeunes. Var et ses troupes endurcies pensaient sans doute qu’il serait plus facile de faire pression sur des adolescents, incapables de résister à un interrogatoire poussé.


On emmena Teg et Sheeana dans une tente faite d’une solide toile en plastique marquée par les intempéries. C’était une étrange combinaison de construction primitive et de technologie avancée, conçue pour être facilement transportable. Le garde referma le rabat, mais resta en faction dehors.

La tente, qui ne comportait aucune fenêtre, était entièrement vide  : ni couvertures ni coussins, pas de meubles ni d’objets. Teg l’arpenta un instant, et finit par s’asseoir à côté de Sheeana sur la terre battue, qu’il se mit à creuser. Il trouva rapidement deux gros cailloux aux arêtes tranchantes.

Avec sa clarté d’esprit de Mentat, il entreprit d’évaluer leur situation.

— Ne nous voyant pas revenir, et sans nouvelles de notre part, Duncan va forcément envoyer une autre équipe sur la planète. Il sera bien préparé. Je sais que cela peut paraître banal, mais les secours vont arriver. (Il savait que ces nomades ne résisteraient pas longtemps à une attaque militaire directe.) Duncan est compétent, je l’ai bien formé. Il saura exactement ce qu’il doit faire.

Sheeana regardait fixement l’entrée de la tente, comme plongée dans une transe de méditation.

— Duncan a vécu des centaines de vies, et il se souvient de chacune, Miles. Je ne crois pas que tu aies pu lui apprendre grand-chose de nouveau.

Teg serra l’un des cailloux dans son poing, et ce geste sembla l’aider à se concentrer. Même dans cette tente vide, il voyait mille possibilités de s’échapper. Sheeana et lui auraient facilement pu sortir de la tente, tuer le garde et se frayer un chemin jusqu’à leur navette. Teg n’aurait peut-être même pas besoin de recourir à sa vitesse accélérée.

— Ces gens ne sont pas de taille à nous résister, mais je me refuse à abandonner Stilgar et Liet.

— Ah, le Bashar toujours loyal…

— Je ne t’abandonnerai pas non plus. Mais je crains que ces nomades n’aient immobilisé notre vaisseau, ce qui compliquerait certainement notre plan d’évasion. Je les ai entendus le fouiller.

Sheeana continuait de fixer la toile sombre de la tente.

— Miles, les possibilités d’évasion ne me préoccupent pas tant que de savoir pourquoi ils nous ont laissés en vie. Surtout moi, si ce qu’ils ont dit sur les Sœurs est exact. Es ont d’excellentes raisons de me haïr.

Teg essaya d’imaginer l’incroyable exode et la réorganisation des populations sur cette planète. En l’espace de quelques années seulement, les habitants des villes avaient dû voir les dunes de sable envahir les champs, anéantir les vergers et s’approcher inexorablement des limites des cités. Ils avaient été contraints de fuir la zone désertique comme on tente d’échapper à un incendie qui progresse lentement.

Mais les nomades de Var… S’agissait-il de pillards, de marginaux  ? De gens exclus des grands centres de population  ? Pourquoi tenaient-ils à rester aux confins du désert, où ils étaient sans cesse obligés de lever le camp et de battre en retraite  ? Quel but poursuivaient-ils  ?

Ils étaient technologiquement compétents, et la colonisation de Qelso devait être très ancienne, remontant sans doute à l’époque de la Dispersion. Ils disposaient de véhicules terrestres et d’engins aériens rapides leur permettant de parcourir le désert. S’il ne s’agissait pas d’exilés, les hommes de Var reconstituaient peut-être leurs provisions dans les lointaines villes du Nord.

Au cours des heures qui suivirent, Teg et Sheeana échangèrent à peine quelques mots. Ils écoutaient les bruits étouffés venant du dehors, le vent desséché agitant la toile, le crissement du sable. Il semblait y avoir une grande activité  : des équipes partant dans le désert, des allées et venues, des machines qu’on mettait en marche.

Teg écoutait attentivement tous ces bruits et les cataloguait dans son esprit afin de se créer une image mentale des opérations. Il entendit une foreuse creuser un puits, puis un bruit de pompe transférant l’eau dans de petites citernes. À chaque fois, après un bref gargouillement de liquide, le flot se réduisait à un filet et s’arrêtait presque aussitôt. Il savait que ce genre de problème, causé par les truites des sables, avait été un fléau pour les forages sur Arrakis. L’eau était présente dans les couches suffisamment profondes, mais elle était bloquée par les petits Faiseurs voraces. A la façon des plaquettes qui se forment sur une plaie, les truites recouvraient rapidement le point d’extraction. En entendant les plaintes résignées des nomades, Teg comprit que ce problème leur était familier.

Quand la nuit tomba, le garde vint soulever le rabat et un jeune homme couvert de poussière entra dans la tente. Il apportait un petit repas de pain dur et de fruits secs, ainsi qu’un morceau de viande blanche au goût de gibier. Avec précaution, il remit une ration d’eau à chacun des prisonniers.

Sheeana regarda sa tasse munie d’un couvercle étanche.

— Ils sont en train d’apprendre les principes de conservation extrême. Ils commencent à comprendre ce que leur monde va devenir.

Avec un mépris évident pour sa robe de Bene Gesserit, le jeune homme se contenta de la fixer un instant, puis il sortit sans un mot.

Toute la nuit, Teg resta éveillé à écouter et à échafauder des plans. Cette oisiveté forcée était exaspérante, mais la patience lui semblait préférable à une action inconsidérée. Ils n’avaient aucune nouvelle de Liet ni de Stilgar, et il craignait que les deux garçons ne soient morts, comme Stuka. Avaient-ils été tués au cours de l’interrogatoire  ?

Sheeana était assise à côté de lui, dans un état de vigilance accrue, ses yeux brillant dans l’ombre. Pour autant que Teg pût en juger, le garde en faction devant leur tente ne s’éloignait jamais de son poste, et ne bougeait même pas. Toute la nuit, les nomades continuèrent de dépêcher des groupes à bord d’engins de reconnaissance, comme si le camp était une base d’opérations militaires.

À l’aube, le vieux Var s’approcha de la tente, dit quelques mots au garde et souleva le rabat. Sheeana se redressa, prête à bondir; Teg banda ses muscles, prêt lui aussi à combattre.

Le chef des nomades fixa Sheeana de son regard noir.

— Vous et vos sorcières, nous ne vous pardonnons pas ce que vous avez fait à Qelso. Nous ne vous pardonnerons jamais. Mais Liet-Kynes et Stilgar nous ont convaincus de vous laisser la vie sauve, du moins tant que vous aurez des choses à nous apprendre.

Le vieil homme aux traits burinés les fit sortir sous le soleil éclatant. Le sable balayé par le vent leur criblait le visage. Autour du campement, les arbres étaient déjà morts. Pendant la nuit, les dunes avaient encore progressé de quelques mètres au-delà de la barrière rocheuse. Chaque bouffée d’air était d’une sécheresse craquelante, même dans la fraîcheur relative du matin.

— Vous avez mis à mort les autres Bene Gesserit, dit Sheeana, et tué Stuka, notre compagne. Est-ce maintenant mon tour?

— Non. Je vous ai dit que je vous laisserais en vie.

Var les emmena à travers le campement. Des hommes étaient déjà en train de démonter les grands entrepôts de toile pour les éloigner des dunes. Un gros camion chargé de caisses passa à côté d’eux en grondant. Un avion ventru vira dans le ciel et vint se poser en bordure de l’étendue de sable. Une sorte de cargo-citerne, peut-être  ?

Var les conduisit jusqu’à un grand bâtiment central, un assemblage de cloisons métalliques surmonté d’un toit conique. À l’intérieur, il y avait une grande table couverte de diagrammes. Aux murs étaient fixés divers documents, dont une grande carte en papier plastifié qui occupait un pan entier. Elle représentait une projection topographique hyper détaillée du continent. Des marques successives montraient nettement la progression régulière de la bande désertique.

Des hommes assis autour de la table s’échangeaient les rapports et élevaient la voix pour se faire entendre dans le brouhaha des conversations. Stilgar et Liet-Kynes, vêtus de combinaisons poussiéreuses, saluèrent de la main les deux prisonniers. Ils semblaient détendus et satisfaits.

Un coup d’oeil suffit à Teg pour comprendre que Stilgar et Liet avaient passé toute la journée précédente dans la tente de commandement. Le vieux chef vint se placer entre eux, laissant Teg et Sheeana debout.

D’un grand coup de poing sur la table, Var mit fin à la cacophonie. Tous s’arrêtèrent aussitôt de parler, quoique avec un certain agacement, et se tournèrent vers leur chef.

— Nous avons écouté nos nouveaux amis nous décrire ce que notre monde va forcément devenir, leur dit-il. Nous connaissons tous les légendes de Dune, où l’eau était plus précieuse que le sang. (Il avait les traits tirés.) Si nous échouons, si les vers prennent possession de notre planète, elle ne sera précieuse qu’aux yeux des étrangers.

L’un des hommes se tourna vers Sheeana et lança  :

— Maudites soient les Bene Gesserit!

Les autres lui jetèrent également des regards menaçants, mais elle resta impassible.

Liet et Stilgar semblaient dans leur élément. Teg se souvint des discussions avec les Bene Gesserit sur le lancement du projet de gholas, comment les compétences oubliées de ces personnages historiques pourraient un jour se révéler de nouveau utiles. Il en voyait là un parfait exemple. Ces deux survivants majeurs des anciens temps d’Arrakis savaient certainement comment faire face à la crise que ces gens devaient affronter.

Le chef aux cheveux gris leva les mains, et sa voix était aussi sèche que l’atmosphère  :

— Après la mort du Tyran, il y a bien longtemps, mes ancêtres se sont enfuis dans la Dispersion. Quand ils ont atteint Qelso, ils ont cru avoir trouvé l’Éden. Et c’est vrai, Qelso a été un paradis pendant les quinze cents ans qui ont suivi.

Les hommes jetèrent des regards furieux vers Sheeana. Var expliqua comment les réfugiés avaient établi une société florissante, construit de grandes villes, cultivé la terre, extrait des minerais. Ils n’avaient pas eu le désir de s’étendre au-delà de ce qui leur était nécessaire, ni de partir à la recherche de leurs frères perdus qui s’étaient échappés durant les Temps de la Famine.

— Mais tout a changé il y a quelques dizaines d’années. Des visiteurs sont arrivés… des Bene Gesserit. Nous les avons aussitôt accueillies à bras ouverts, heureux d’avoir des nouvelles d’ailleurs. Nous leur avons offert un nouveau foyer. Elles sont devenues nos invitées. Mais ces ingrates ont violé notre planète entière, et à présent, elle se meurt.

Un homme poursuivit lui-même l’histoire en serrant les poings  :

— Les truites des sables se sont multipliées, échappant à tout contrôle. D’immenses forêts et de vastes plaines sont mortes en quelques années - quelques années seulement! De grands incendies se sont allumés dans les régions dévastées, le climat s’est modifié, et une grande partie de notre monde s’est transformée en poussière.

Teg prit la parole en utilisant son ton de commandement.

— Si Liet et Stilgar vous ont parlé de notre non-vaisseau et de notre mission, vous savez que nous ne transportons pas de truites des sables, et que nous n’avons aucune intention de nuire à votre planète. Nous ne nous sommes arrêtés ici que pour reconstituer nos réserves vitales.

— En fait, nous avons fui le centre de l’Ordre des Bene Gesserit car nous n’étions pas d’accord avec leurs objectifs ni avec leurs dirigeantes, ajouta Sheeana.

— Mais il y a sept grands vers des sables dans votre soute, lança Var sur un ton accusateur.


— C’est vrai, mais nous ne les relâcherons pas ici. Liet-Kynes dit d’une voix posée, comme on s’adresse à des enfants pour les raisonner.


— Comme nous vous l’avons déjà dit, une fois déclenché, le processus de désertification est une réaction en chaîne. Les truites n’ont pas de prédateur naturel, et elles accaparent l’eau à une telle vitesse qu’aucune créature ne peut s’adapter suffisamment vite pour lutter contre elles.

— Nous nous battrons quand même, rétorqua Var. Vous voyez la simplicité de nos conditions de vie dans ce camp. Nous avons renoncé à tout pour rester ici.

— Mais pourquoi  ? demanda Sheeana. Même au rythme auquel s’étend le désert, vous avez des années pour vous préparer.

— Nous préparer  ? Vous voulez dire nous soumettre  ? Vous pouvez bien considérer notre combat comme perdu d’avance, mais c’est quand même un combat. Si nous ne pouvons pas arrêter le désert, nous pourrons au moins le ralentir. Nous nous battrons contre les vers et contre les sables. (Les hommes autour de la table se mirent à murmurer entre eux.) Quoi que vous puissiez dire, nous essaierons de nous opposer par tous les moyens à l’avancée du désert. Nous tuerons les truites, nous chasserons les nouveaux vers. (Var se leva, et tous les autres firent de même.) Nous sommes des commandos, et nous avons juré de retarder la mort de notre planète.


Le désert continue de m’appeler. Il chante dans mes veines comme une chanson d’amour. Liet-Kynes, Planétologie  : Nouveaux traités.


Tôt le lendemain matin, Var emmena son groupe de combattants déterminés jusqu’à une aire d’atterrissage constituée de briques d’argile cuite.

— Aujourd’hui, mes nouveaux amis, nous allons vous montrer comment on tue un ver. Peut-être même deux.

— Shai-Hulud, fit Stilgar qui semblait profondément mal à l’aise. Les Fremen vénéraient les vers géants, autrefois.

— Les Fremen dépendaient des vers et de l’épice, répondit doucement Liet. Ce n’est pas le cas pour ces gens.

— A chaque démon que nous éliminons, nous donnons à notre planète un peu plus de temps pour survivre.

Var tourna les yeux vers le désert comme si sa haine pouvait repousser les sables. Stilgar suivit le regard du vieil homme au milieu des dunes encore à moitié cachées dans l’ombre, essayant d’imaginer ce paysage du temps où il était recouvert d’une végétation luxuriante.

Le soleil apparut derrière un escarpement. Ses rayons se réfléchirent sur le fuselage argenté d’un vieil appareil garé sur une aire de pierres concassées et de ciment aggloméré. Les nomades ne se donnaient pas la peine de construire des terrains d’atterrissage ou des spatioports permanents, que les dunes auraient fini par engloutir tôt ou tard.

Malgré les protestations des deux garçons, Sheeana et Teg durent rester dans le camp comme otages, sous une étroite surveillance. Liet et Stilgar avaient été autorisés à participer à la chasse du fait de leurs précieuses connaissances du désert.


Aujourd’hui, ils allaient pouvoir faire la démonstration de leurs compétences.


Les commandos de Var grimpèrent dans le vieil avion. L’appareil avait manifestement affronté bien des tempêtes dans le passé, et son entretien laissait à désirer  : sa coque était éraflée, l’intérieur sentait l’huile et la sueur, et les sièges étaient durs comme du bois, avec de simples barres ou des sangles pour permettre aux passagers de se tenir.

Stilgar se sentait très à l’aise au milieu de cette vingtaine d’hommes au visage grave et aux traits burinés. Son œil exercé décelait en eux une certaine tension indiquant qu’ils étaient prêts à l’action, mais leur corps n’était pas assez endurci pour les adaptations qu’ils allaient devoir bientôt affronter. Malgré le rapide changement climatique, et même en vivant dans leurs camps à la lisière des dunes, ces nomades ne se rendaient pas encore compte de la véritable nature impitoyable du désert. Ils allaient devoir apprendre suffisamment vite pour faire face aux privations croissantes. Liet et lui pourraient leur servir de professeurs… pour autant qu’ils acceptent de les écouter.

Liet vint s’asseoir à côté de son ami et s’adressa aux hommes de Var avec enthousiasme  :

— Pour l’instant, l’atmosphère de Qelso contient encore assez d’humidité pour ne pas nécessiter de mesures extrêmes. Mais bientôt, vous devrez veiller à économiser ne serait-ce qu’un dé à coudre d’eau.

— Nous pratiquons déjà un régime de conservation des plus stricts, rétorqua l’un des hommes, comme si Liet l’avait insulté.

— Ah, vraiment  ? Vous ne recyclez pas votre sueur, ni votre respiration ou votre urine. Vous importez de l’eau des latitudes plus élevées, là où il en reste en abondance pour l’instant. De nombreuses régions de Qelso pratiquent encore l’agriculture, et les gens mènent une existence relativement normale.

— Oui, confirma Stilgar, les choses vont empirer. Votre peuple va devoir considérablement s’endurcir avant que la planète atteigne son nouveau point d’équilibre. C’est aujourd’hui le début de votre nouvelle formation sur le terrain.

Les hommes se mirent à marmonner d’un air perplexe en entendant de tels propos de la part de garçons aussi jeunes, mais Liet respirait l’optimisme  :

— La situation n’est pas si grave. Nous pouvons vous apprendre à fabriquer des distilles, à conserver chaque souffle, chaque goutte de sueur. Vos instincts de combattants sont admirables, mais ils ne servent à rien contre les vers des sables. Vous allez devoir apprendre à survivre au milieu des géants qui vont bientôt prendre le contrôle de votre planète. C’est un changement d’attitude absolument indispensable.

— Les Fremen ont pratiqué ainsi pendant très longtemps, dit Stilgar. C’est un mode de vie honorable.

Les commandos s’agrippèrent aux courroies et écartèrent les pieds pour se préparer au décollage.

— C’est ça qui nous attend  ? On va boire de la sueur et de la pisse recyclées, et vivre enterrés dans des grottes  ?

— Seulement si nous échouons, dit le vieux Var. Je préfère croire que nous avons encore une chance de réussir, même si cela peut paraître naïf. (Il referma la porte de l’appareil et se sangla dans le siège du pilote.) Alors, si cette perspective ne vous enchante pas, nous ferions mieux d’empêcher ce désert de s’étendre encore.

L’avion décolla et vira pour survoler les forêts fantômes et les dunes récentes qui engloutissaient les dernières prairies. Les moteurs crachotaient de temps à autre tandis qu’ils se dirigeaient vers une région au sud-ouest où l’on avait signalé la présence de vers des sables. Avec ses réservoirs surchargés, l’appareil ressemblait à un vieux hanneton fatigué.

— Nous arrêterons l’avancée des dunes, déclara l’un des jeunes commandos.

— Et ensuite, vous essaierez d’arrêter le vent. (Stilgar se retint à une sangle alors qu’une turbulence thermique secouait la carlingue.) D’ici quelques années seulement, votre planète ne sera plus que sable et roches. Vous espérez un miracle pour repousser le désert  ?

— Ce miracle, nous le créerons nous-mêmes, répliqua Var au milieu des murmures d’approbation de ses hommes.

Ils survolèrent les dunes désertiques jusqu’à ne plus rien voir d’autre qu’une immensité de sable jaune jusqu’à l’horizon. Stilgar tapa du doigt sur le hublot de cristoplaz éraflé en criant pour se faire entendre par-dessus le bruit des moteurs  :

— Prenez le désert tel qu’il est, non pas comme un endroit à craindre et à haïr, mais comme une source d’énergie pour créer un empire.

— Il y a déjà de petits vers dans le désert, ajouta Liet, qui ont produit des quantités de précieux mélange qui n’attendent plus que d’être récoltées. Comment avez-vous pu survivre si longtemps sans épice  ?

— Cela fait quinze cents ans que nous n’en avons plus besoin, depuis que nous sommes arrivés sur Qelso, cria Var depuis le cockpit. On apprend à se passer de ce qu’on ne peut plus avoir.

— L’épice, on s’en fiche pas mal! intervint l’un des commandos. Moi, c’est des arbres, des récoltes et des troupeaux que je me fiche pas du tout.

Var poursuivit  :

— Les premiers colons avaient emporté de grandes quantités d’épice, et trois générations ont dû lutter contre leur addiction jusqu’à ce que les réserves soient épuisées. Et que s’est-il passé alors  ? Eh bien, puisque nous étions obligés de vivre sans, c’est ce que nous avons fait. Pourquoi nous exposerions-nous de nouveau à cette monstrueuse dépendance  ? Mon peuple se porte bien mieux sans cette drogue.

— Utilisé avec précaution, le mélange possède des qualités importantes, dit Liet. Pour la santé, la prolongation de la vie, éventuellement la prescience. Et vous pourriez en tirer un bon prix, si vous arrivez à renouer le contact avec le CHOM et le reste de l’humanité. À mesure que Qelso va se dessécher, il vous faudra vous approvisionner sur d’autres planètes pour subvenir à vos besoins essentiels.

S’il reste des survivants après l’attaque de l’Ennemi d’Ailleurs, se dit Stilgar en repensant à la menace permanente du filet scintillant. Mais ces gens-là se souciaient beaucoup plus de leur ennemi local, de leur lutte contre le désert pour tenter d’arrêter ce qui ne pouvait pas l’être.

Il se souvint du grand rêve de Pardot Kynes, le père de Liet. Pardot avait effectué tous les calculs nécessaires et conclu que les Fremen pourraient transformer Dune en un immense jardin, mais seulement au prix d’efforts intenses sur plusieurs générations. D’après les archives historiques, Arrakis était effectivement devenue une planète verdoyante pendant quelque temps, avant que les nouveaux vers n’en reprennent possession et ne recréent le désert. La planète semblait incapable de trouver un point d’équilibre.

Le vieil appareil volait à basse altitude, dans le bourdonnement de ses moteurs. Stilgar se demanda si le bruit de leur passage pouvait attirer des vers, mais en scrutant les dunes hypnotiques, il n’aperçut que deux ou trois plaques de sable de couleur rouille indiquant l’emplacement de récentes explosions d’épice.

— Je largue les vibrateurs! cria Var en éjectant des cylindres à pulsion - l’équivalent des marteleurs d’autrefois - par les petites baies situées sous le cockpit. Ça devrait bien en attirer un ou deux!

Dans une gerbe de sable et de poussière, les marteleurs plongèrent dans les dunes et commencèrent à émettre leurs signaux. Après s’être assuré que les appareils fonctionnaient correctement, Var choisit deux autres emplacements dans un rayon de cinq kilomètres. Stilgar ne comprenait pas pourquoi l’avion semblait encore surchargé.

Tandis qu’ils survolaient la zone à la recherche d’un ver, Stilgar décrivit l’époque légendaire de Dune, quand Paul Muad’Dib et lui avaient mené une armée de Fremen déguenillés à la victoire contre des forces bien supérieures.

— Nous nous sommes servis de la puissance du désert. Voilà ce que nous pouvons vous enseigner. Une fois que vous aurez compris que nous ne sommes pas vos ennemis, nous pourrons apprendre beaucoup de choses ensemble.

Guidés par la main ferme de Stilgar, ces nomades pourraient prendre conscience de leurs possibilités. Avec le réveil de la population viendrait la renaissance de la planète  : de grandes zones de plantations et de verdure permettraient de circonscrire la progression du désert. Us y parviendraient peut-être, à condition de trouver - et de maintenir - une forme d’équilibre.

Stilgar se souvint de ce que le père de Liet lui avait dit un jour  : Les extrêmes conduisent inévitablement au désastre. Ce n’est qu’à travers l’équilibre que nous récoltons pleinement les fruits de la nature. Il regarda plus attentivement par le hublot et aperçut des rides familières à la surface du sable, provoquées par un mouvement souterrain qui déplaçait les dunes.

— Le Signe du Ver!

— Préparez-vous à notre premier affrontement de la journée, dit Var avec un large sourire sur son visage tanné. La livraison d’hier soir nous a laissé assez d’eau pour deux cibles - mais il faut d’abord les trouver.

De l’eau! C’était de l’eau que transportait l’avion.

Les hommes se levèrent et se rendirent à des tourelles de tir placées sur les côtés de l’appareil, où avaient été installées des lances d’incendie. Le pilote fit un virage sur l’aile pour retourner vers le premier groupe de marteleurs.

Alors que les commandos s’apprêtaient à passer à l’action, Stilgar réfléchit à cet étrange retournement de situation. Pardot Kynes avait évoqué la nécessité de comprendre les impacts écologiques, le fait que les humains n’étaient que les intendants de la terre et non ses propriétaires. Nous devons faire sur Arrakis ce qui n’a jamais été tenté à l’échelle d’une planète. Nous devons nous servir de l’homme comme d’une force écologique constructive, en insérant des formes de vie adaptées  : une plante ici, un animal là, un homme à tel endroit… pour transformer le cycle de l’eau et créer un nouveau type d’environnement.

Le combat d’aujourd’hui était exactement le contraire. Stilgar et Liet allaient empêcher le désert d’engloutir la planète Qelso.

Par le hublot, Stilgar vit se former un monticule  : un ver attiré par un marteleur. Liet vint le rejoindre.

— J’estime qu’il doit bien faire dans les quarante mètres. Il est plus grand que les vers de Sheeana dans la soute de Y Ithaque.

— Ces vers ont grandi dans le désert profond, dit Stilgar. Shai-Hulud veut cette planète.

— Pas si j’ai mon mot à dire, répliqua Var.

Mais comme pour lui lancer un défi, une énorme tête émergea des sables juste au-dessous de l’appareil, cherchant à repérer d’où pouvaient venir ces vibrations.

De longs tuyaux dépassaient de la carlingue à l’avant et à l’arrière. Les commandos agrippèrent les crosses de leurs armes, des lances d’incendie qu’ils pouvaient faire pivoter. L’avion perdit de l’altitude.

— Tirez quand vous serez en position, mais ne gaspillez pas vos réserves. L’eau est très efficace comme ça.

Les combattants lâchèrent sur le ver des sables des jets à haute pression, qui s’avérèrent plus meurtriers que des obus d’artillerie.

Totalement surprise, la créature se tordit et tourna la tête en tous sens, saisie de convulsions. La carapace épaisse de ses segments se fendit, révélant la chair rose plus tendre en dessous, que l’eau brûlait comme un acide. Le ver roula sur le sable humide, manifestement à l’agonie.

— Ils sont en train de tuer Shai-Hulud, dit Stilgar qui se sentait gagné par la nausée.

Liet, qui était également stupéfait, fit toutefois remarquer  :

— Il est normal que ces gens cherchent à se défendre.

— Ça suffit comme ça! cria Var. Il est mort - ou c’est tout comme!

À contrecœur, les hommes arrêtèrent de tirer en lançant des regards haineux vers la créature agonisante. Incapable de s’enfoncer suffisamment dans le sable pour échapper à l’humidité mortelle, le ver continuait de se tordre tandis que l’avion tournait autour de lui. Finalement, il eut un dernier spasme et cessa de bouger.

Stilgar hocha la tête d’un air grave.

— Oui, la survie dans le désert a ses nécessités, et il y a de terribles décisions à prendre.

Il devait accepter le fait évident que ce ver n’avait pas sa place sur Qelso. Aucun ver des sables n’avait sa place ici. Sur le chemin du retour, ils rencontrèrent un second ver, attiré par les vibrations de leurs moteurs. Les commandos vidèrent sur lui leurs réservoirs d’eau, et ce ver périt encore plus vite que le précédent.

Assis l’un à côté de l’autre, Liet et Stilgar restèrent longtemps silencieux, repensant à ce qu’ils venaient de voir et au combat auquel ils avaient accepté de se joindre.

— Même si elle n’a pas encore recouvré ses souvenirs d’autrefois, finit par dire Liet, je suis content que ma fille Chani n’ait pu assister à ce spectacle.

Malgré l’humeur euphorique des nomades, les deux jeunes garçons murmurèrent des prières fremen, en se souvenant d’Arrakis. Stilgar réfléchissait encore à ce qu’ils venaient de voir et de faire lorsque Var poussa un cri d’alerte.

Ils se trouvaient soudain au milieu d’une nuée d’appareils inconnus.


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