Chapitre 43

SOUS LE SOLEIL de cette matinée de juillet, le long ruban vert que déroulait la forêt de part et d’autre de la route semblait ne pas connaître de limite. Le taxi roulait à douce allure et seul le bruit du moteur rappelait que l’homme avait marqué cette terre de son empreinte. Des images de Joséphine se mêlaient aux feuillages qui déroulaient leur couleur tendre au fil du chemin. Ce voyage, il le faisait d’abord pour elle. Depuis leur rencontre, il avait promis d’aller au bout de sa quête et aujourd’hui, plus que jamais, il était déterminé à tenir sa promesse. Le Bihan soupira. Il contemplait cette immensité verte comme s’il la découvrait pour la première fois. Étrangement, il ne se souvenait pas de son premier voyage en Norvège. C’était un peu comme s’il s’agissait de deux pays différents ou qu’une éternité séparait ces deux séjours.

Le taxi tourna à gauche et s’engagea sur une petite route de gravier. Au bout de quelques centaines de mètres, la voiture s’arrêta devant la stavkirke de Nore, une jolie petite église de bois debout. Son pignon était orné de têtes de dragons à la manière de ceux qui décoraient jadis la proue des drakkars. Ses toits posés avec élégance les uns sur les autres et pourvus d’extrémités pointues évoquaient quant à eux davantage une pagode asiatique qu’un édifice nordique. Le Bihan régla la course, salua le chauffeur et sortit du véhicule. Il contempla l’édifice et songea à tous ceux qui avaient payé de leur vie la volonté de découvrir le secret. Il poussa prudemment la porte et s’engagea dans la travée centrale de la petite église. Les croisillons de bois aux fenêtres laissaient pénétrer une belle clarté qui contrastait avec l’obscurité qui baignait la plupart des églises en France. Tout en observant le mobilier sculpté, l’historien se dirigea vers le maître-autel qui était surmonté d’un coffre évoquant les châsses de cuivre du Moyen Âge occidental. Délicatement, Le Bihan ouvrit le petit coffre, puis il soupira.

— Vous avez donc fini par accomplir votre quête, dit une voix derrière lui. Vous sentez-vous mieux à présent ?

Le Bihan se retourna et découvrit une longue silhouette chauve, a priori le pasteur de la paroisse. L’historien devait avoir une expression de frayeur puisque son hôte tint à le rassurer.

— Rassurez-vous, jeune homme. Nous sommes ici, certes loin de tout, mais nous sommes proches de Dieu. Je suis certain que vous vous demandez comment un tel trésor est laissé en évidence dans cette église, simplement posé sur l’autel. Sachez d’abord qu’il y a très peu de visiteurs ici, grâce à Dieu, nous sommes loin des circuits touristiques. D’autre part, ma hiérarchie est parfaitement consciente de ce que nous conservons entre nos murs. Toutefois, elle me laisse tranquille, car elle sait bien qu’il est des secrets qu’il ne fait pas bon ébruiter. Mais je sens que vous en brûlez d’envie... Allez-y, sortez-les, regardez-les bien.

Le Bihan ne se fit pas prier. Il sortit les deux bijoux du coffret. La Croix du Christ et un somptueux Marteau de Thor gravé de runes. « L’Arme de Dieu », songea Le Bihan qui n’avait toujours rien dit.

— Le christianisme a bel et bien gagné la bataille contre les dieux païens, continua le pasteur, mais la guerre n’est pas finie pour autant. À vrai dire, ce genre de combat ne connaît jamais de fin. Nombreux sont ceux qui, au fil du temps, ont voulu ranimer les braises de la lutte, mais il s’est toujours trouvé des sages pour les en empêcher. Dans la vie, l’équilibre est un élément primordial, il ne faut jamais y toucher, sous peine de réveiller d’anciens et redoutables démons. Nous risquerions de voir le Crépuscule des Dieux déferler sur terre.

— Parmi ces sages, il y eut Rollon ? demanda Le Bihan qui sortit enfin de son mutisme.

— Oui, sourit le prêtre, le sage Hròlfr le Marcheur... Même l’ambitieux Skirnir le Roux n’a pas réussi à ruiner son oeuvre.

— Pas plus que les SS... ajouta Le Bihan.

— Dans leur détestation du christianisme, les SS étaient convaincus du pouvoir destructeur de l’Arme de Dieu qu’ils appelaient l’Anticroix. Il s’en est fallu de peu qu’elle tombât entre les mains des sbires de Himmler et qu’elle accomplît la sombre prophétie, soupira le pasteur. Néanmoins, nous nous réjouissons de sa réunion avec la Croix qui nous a rejoints à la fin de la guerre. J’espère que vous ne nous en voulez pas trop d’en avoir privé votre belle cathédrale de Rouen. J’ai eu l’occasion de la visiter en 1937 et je dois reconnaître que l’envie était forte pour moi d’ouvrir le sarcophage pour récupérer celle-ci... Mais je me suis abstenu, rassurez-vous.

— Mais comment le Marteau est-il arrivé dans cette église ?

— En débarquant en Norvège, Skirnir a procédé à des obsèques dans la plus pure tradition viking pour son cousin. Mais il ne lui a pas laissé le Marteau de Thor ; il s’était arrogé le droit de posséder l’Arme de Dieu. L’ambitieux a essayé d’en faire usage, mais sans succès puisqu’il n’était pas le chef reconnu par son peuple et qu’il ne pouvait donc pas faire appel à Thor pour accomplir ses desseins.

— Que lui est-il arrivé ? demanda le Français.

Le grand pasteur fit alors un geste auquel il ne s’attendait pas en passant son pouce le long de son cou.

— La tradition raconte qu’il a été égorgé par ses fidèles, expliqua-t-il. Ces derniers se sont ensuite entretués pour détenir l’arme. En l’espace de quelques jours, tous les membres de l’équipage perdirent la vie. Tous, sauf un qui possédait le fameux Marteau. L’unique survivant du carnage se mit en tête de rentrer en Normandie pour le remettre au fils de Rollon, le duc Guillaume Longue Épée, car lui seul aurait pu en faire usage et restaurer les Normands dans leurs anciennes croyances. Toutefois, le drakkar qui l’emportait sombra au large des côtes norvégiennes et l’on n’entendit plus parler du Marteau de Thor pendant des siècles.

— Un accident qu’Odon devait ignorer, déduit Le Bihan, puisqu’il situait toujours l’Arme de Dieu à Uvdal. En tout cas, la prophétie ne pouvait donc plus s’accomplir.

— Pour quelques siècles en tout cas, sourit le pasteur. Bien plus tard, en 1780, des marins intrépides péchèrent la plus grosse des baleines jamais vues dans les mers du Nord. La prise était tellement fabuleuse que l’exploit fut rapporté dans tout le pays. L’animal fut dépecé au port et l’on trouva en son ventre un objet de métal recouvert d’algues, de couches de sédiments et de coquillages. Comme les pêcheurs ne savaient pas de quoi il s’agissait, ils le confièrent au pasteur du village qui le présenta à sa hiérarchie. Dans leur grande sagesse, les ecclésiastiques qui n’ignoraient pas les légendes décidèrent de le dissimuler des yeux des hommes. Pour être tout à fait franc, je crois que les chrétiens ont toujours craint le retour des anciennes croyances sur ces terres où chaque arbre et chaque fjord rappellent la saga des maîtres des mers... Le souvenir des anciens dieux n’est pas près d’être effacé !

— Un de ces ecclésiastiques fit probablement le voyage de Rouen, ajouta le Français, puisqu’il réussit à faire graver dans le sarcophage de Rollon le mot « Nore » afin de maintenir le lien entre la Croix et le Marteau.

— Je vous l’ai dit, acquiesça le pasteur, nos vieilles légendes ont la vie dure et nombreux sont ceux qui, au fil des siècles, ont été fascinés par le pouvoir du Marteau de Thor face à la Croix du Christ. Ils ont toujours éprouvé un mélange d’appréhension et d’attirance pour l’Arme de Dieu.

Le Français inclina la tête. Il les contempla encore un instant puis il remit la Croix et le Marteau dans le coffre. Il referma le couvercle. Une question lui brûlait les lèvres.

— Mais, demanda-t-il, pourquoi avoir réuni les deux symboles ? Ils avaient toujours été séparés depuis la mort de Rollon.

— Lors de l’ensevelissement de Hròlfr dans la cathédrale, expliqua le pasteur, les témoins s’aperçurent que le corps du duc ne se trouvait pas dans le sarcophage. Ils furent bien sûr choqués par la disparition de la dépouille, mais ce fut surtout celle de l’Arme de Dieu qui les préoccupait. Ils n’étaient donc pas à l’abri du Crépuscule des Dieux. Ils songèrent que cette disparition avait une origine surnaturelle. Pour conjurer le sortilège, la décision fut prise d’inhumer une croix en lieu et place de la dépouille de Hròlfr le Marcheur. Des sages de la cour ducale qui connaissaient les deux traditions se réunirent et affirmèrent que l’ère de la paix reviendrait le jour où la Croix rejoindrait le Marteau. Il a fallu attendre 1945 pour que leurs voeux s’accomplissent...

Le Bihan remercia le pasteur. Il lui assura que son secret serait bien gardé. Il y aurait encore des milliers de visiteurs qui découvriraient la tapisserie de Bayeux, mais il y avait fort à parier que personne ne remonterait son fil jusqu’à cette petite église de bois où cohabitaient l’ancienne et la nouvelle religion des Vikings. Le Français avait appris à connaître la nature humaine ; il savait qu’il y aurait toujours ici-bas des Rollon et des Skirnir, des Guillaume et des Odon, des Joséphine et des Storman... Tant que des hommes de bonne volonté veilleraient sur les armes des dieux et combattraient ceux qui voulaient s’en emparer, la paix serait assurée.

Le jeune homme sortit de l’église. La clarté intense du soleil nordique lui fit plisser les yeux. Il inspira profondément et regarda la forêt qui s’étendait à perte de vue devant lui. Pierre Le Bihan était arrivé au terme de sa quête, mais Joséphine n’était pas là pour le voir. Étrangement, il se sentait serein. Le monde venait de vivre une des plus épouvantables tragédies depuis que les hommes se font la guerre, mais le glas du Crépuscule des Dieux qui signerait sa fin inéluctable n’avait pas encore sonné.

— Monsieur, cria le pasteur qui était sorti devant son église. Vous voulez que je vous appelle une voiture pour rentrer en ville ?

— Volontiers, répondit Le Bihan avant de se reprendre : et puis, non, ne vous donnez pas cette peine... je préfère me promener un peu et profiter de votre belle région.

À la manière de Hròlfr le Marcheur, Pierre Le Bihan avait choisi de partir à pied et de s’enfoncer dans la forêt. Il leva les yeux et chercha à trouver dans un long nuage qui s’étirait paresseusement dans le ciel l’image de Joséphine allongée à ses côtés. Il pensa à Yggdrasil, le frêne géant de la mythologie norvégienne qui reliait et abritait tous les mondes. La longue saga à travers la fureur des siècles et la folie des hommes que le jeune homme venait de vivre lui avaient donné une nouvelle dimension de l’éternité. Il avait désormais tout le temps de marcher et de contempler les prodiges de la nature.

2005-2006

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