Livre Sixième

IL EST DES SPECTACLES dont l’oeil ne se lasse pas. Il avait suffi de quelques minutes de patience pour que le rayon de soleil traversât la fenêtre latérale et s’introduisît dans le choeur de l’église. Porté par la douceur matinale de ce beau mois de mai, le rai lumineux s’en vint caresser la figure du Christ en croix suspendu à la poutre de la gloire de la croisée du transept. Chaque fois que l’occasion lui en était offerte, l’archevêque de Reims se plaisait à venir dans son église à cette heure matinale. Hervé éprouvait le sentiment unique et presque jubilatoire d’assister à la renaissance du Seigneur, chaque jour répétée et néanmoins chaque jour différente.

Dès que le petit miracle quotidien eut lieu, il se retira dans la sacristie où son cuisinier lui avait préparé un solide viatique pour entamer la journée. L’archevêque n’était point homme à se contenter des nourritures spirituelles, il succombait volontiers au péché de gourmandise et sa formidable gloutonnerie était, disait-on, célèbre jusqu’aux palais et aux églises de Rome. La satisfaction se lut sur son visage lorsqu’il découvrit le festin qu’on lui avait préparé : cuisses de poulet mijotées aux pommes rouges, gruau d’avoine, pain de seigle, miel du rucher de l’abbaye, fromage à pâte dure, vin de la vigne de l’évêché ; rien ne manquait pour le mettre de bonne humeur. Il était d’autant plus satisfait qu’il avait réussi à ne point songer à l’entrevue qu’il devait avoir avec le Roi.

Entre les deux hommes, il n’y avait certes jamais eu beaucoup de sympathie, mais au fil des années, ce sentiment de froide indifférence s’était mué en méfiance. L’autorité de Charles était de plus en plus contestée par ses barons. Nombreux étaient ceux qui lui reprochaient son manque de poigne ainsi que sa trop grande propension à se laisser gouverner par ses désirs, plutôt que de mener convenablement les affaires de l’État.

L’archevêque Hervé mordit à pleines dents dans une deuxième cuisse de poulet tandis qu’il nourrissait ces pensées accusatrices à l’égard de son souverain. Après tout, il y avait un temps pour tout dans la vie : un pour le plaisir et un autre pour le devoir. Et si le Roi lui-même n’en était pas conscient, il fallait vraiment que sa famille ne fût plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. En soupirant, l’archevêque trempa un morceau de pain de seigle dans le miel et songea au règne du grand roi Charles, celui qui avait été se faire couronner à Rome et qui avait rendu sa fierté et sa grandeur à une terre trop longtemps en proie à l’anarchie, à la disette et aux fausses idoles. Pourquoi fallait-il qu’un sang aussi noble et pur que celui de Charlemagne se pervertît aussi vite à travers ses descendants ? Le faible Charles III n’était que le pâle reflet de son aïeul et l’ecclésiastique était convaincu que l’entretien singulier qu’il lui avait demandé lui apporterait une nouvelle preuve de ses limites.

L’archevêque reconnut son serviteur Martin à sa manière très personnelle et assez nonchalante de courir tout en laissant traîner ses sandales de cuir sur le pavement de l’église. Il ne fut donc pas étonné de le voir surgir dans la sacristie, la mine défaite, comme si le plus grand des drames venait de toucher le royaume. C’était là un autre trait de caractère du jeune homme qui était toujours en proie à la panique, même pour le plus futile des prétextes.

— Monseigneur, articula Martin avec difficulté, le... le Roi est arrivé.

Hervé se garda bien de faire le moindre commentaire devant son serviteur, mais sa moue en dit long sur son exaspération. L’entretien commençait très mal puisque le Roi n’avait même pas eu la délicatesse de le laisser finir de manger en paix. L’homme de Dieu se frotta la bouche et se leva pour aller accueillir son visiteur, comme l’exigeait la coutume.

Accompagné de deux hommes d’armes, le souverain leur demanda de rester dans la cour devant l’église. Il leur confia sa monture et alla à la rencontre du prélat. Ce dernier, qui l’attendait au sommet des dix marches de pierre, estima que son sourire en disait long sur ce qu’il désirait obtenir.

Afin de conférer à l’entretien toute la discrétion qui lui convenait, l’archevêque avait choisi la salle d’étude et de conservation des grimoires. La pièce n’était pas bien grande, mais elle bénéficiait d’une grande fenêtre qui la baignait d’une lumière apaisante aux premières heures du jour. Un large chevalet de chêne en occupait le centre et était dévolu au moine copiste qui y travaillait quotidiennement avec application. Charles prit place sur un banc tandis que le prélat choisit de rester debout. En fin observateur, il avait déjà pu constater qu’il valait toujours mieux s’assurer d’une quelconque supériorité, si vaine fût-elle, lorsqu’on commençait une discussion qui pouvait s’avérer âpre.

— Messire archevêque, commença le Roi sans se départir de son sourire, je suis venu pour vous annoncer une grande et bonne nouvelle. En parfait accord avec nos barons et l’ensemble de notre conseil, nous avons décidé de conclure une trêve avec les Vikings.

— Une trêve ? s’étonna Hervé. Et de quelle manière ? En leur payant chèrement le prix de leur départ, comme le fit jadis votre aïeul ?

— Non, répondit Charles sans perdre son calme, cette fois, nous allons agir dans la durée en leur proposant un traité qu’ils ne pourront en aucun cas refuser.

L’archevêque avait eu vent des tractations, mais il ne connaissait pas les modalités exactes du fameux traité. Il nourrissait donc le plus grand scepticisme quant à ses chances de réussite.

— Éclairez-moi, Sire, demanda-t-il. Nous venons de remporter une belle victoire dans notre bonne ville de Chartres. Notre brave évêque Jousseaume a tenu en respect les hordes de ces païens assoiffés de sang. Ce n’est point le moment de mettre un genou à terre, me semble-t-il.

— Cette victoire n’est qu’un répit, répondit Charles avec un air sombre pour appuyer la gravité de ses dires. Par ailleurs, nous savons tous que nombre d’hommes du Nord sont déjà installés dans le royaume. Nous avons donc décidé de les autoriser à demeurer dans une terre qui deviendra la leur. La Normannie, la terre des hommes du Nord. En échange, ils s’engageront à repousser leurs frères qui attaqueraient la terre de France.

L’archevêque de Reims alla s’asseoir sur son siège de bois au dossier ouvragé et taillé en pinacle. Il joignit les deux mains en position de prière et regarda le Roi avec incrédulité et scepticisme.

— Sire, articula doucement Hervé comme s’il voulait à nouveau se faire bien expliquer ce qu’il venait d’entendre. Si j’ai bien saisi le sens de vos paroles, vous comptez offrir une partie du royaume à des barbares. Des païens qui ne se reconnaissent même pas dans l’amour de notre Seigneur Jésus-Christ. Je suppose que vous ne pensez pas sérieusement ce que vous dites...

Charles s’attendait à cette réaction, mais il ne s’en trouvait pas moins mal à l’aise. Que pouvait-il répondre, lui qui se donnait tant de mal pour donner l’illusion qu’il menait la négociation avec les Vikings alors qu’en fait, c’était Hròlfr le Marcheur qui imposait sa volonté ? Quel compromis pouvait-il réussir à faire accepter à ces barbares d’une part et à une église inflexible de l’autre ? Comme il avait coutume de le faire à la chasse quand il se sentait pisté par quelque loup téméraire, le monarque choisit la fuite en avant.

— Monseigneur, répondit-il sur le faux ton de l’évidence, pour demeurer en terre franque, les hommes du Nord seront contraints de se convertir au christianisme et de combattre le paganisme ainsi que toute forme d’idolâtrie.

L’archevêque était satisfait : sa manoeuvre d’intimidation portait ses fruits. Une fois de plus, il ne pouvait que constater la faiblesse de l’homme. Et pour la peine, il ne regrettait même plus son repas écourté par la visite précoce du souverain.

— J’aime mieux cela, lâcha-t-il soulagé. Il va sans dire que nos hommes de Dieu guideront ces brebis égarées pour rejoindre le troupeau du Seigneur. Par le passé, à l’instar de mon prédécesseur le regretté Foulques, nous avons maintes fois refusé de convertir les barbares, mais aujourd’hui, nous sommes prêts à ouvrir les bras et à les accueillir avec bienveillance.

Charles se leva et s’inclina devant le prélat. Il quitta l’église de mauvaise humeur. Pourquoi avait-il accepté la proposition du marquis de Neustrie ? Comment allait-il se sortir de cette méchante situation où l’avait mis le prélat ? Il remonta la nef de l’église et sortit sur le parvis où ses deux hommes d’armes l’attendaient. Sans dire un mot, ils partirent au grand galop sur la route qui les menait à la forêt jouxtant la maison de Dieu.

Le Roi prit la tête de la petite troupe jusqu’à une petite mare partiellement protégée par des arbustes en fleurs. L’arrivée du monarque eut pour effet de faire fuir un héron apeuré qui y avait élu domicile. Un soldat de l’escorte royale sortit son oliphant et souffla trois coups brefs. Il ne fallut qu’un petit instant pour que les feuillages touffus face à lui se missent à bruire d’un léger mouvement. Dame Geneviève en jaillit, non sans grâce, mais le Roi n’était pas d’humeur à s’émouvoir de ce genre de détail. La jeune femme exécuta une révérence impeccable, sans se préoccuper de ce que ce geste pouvait avoir d’incongru dans un décor aussi bucolique.

— Dame Geneviève, lâcha sèchement le Roi. Si je vous ai fait mander en ce lieu, c’est pour vous dire que nous avons résolu d’accepter les conditions du traité. Cette terre de basse Seine sera désormais attribuée aux hommes du Nord. Néanmoins, ceux-ci devront nous garantir deux serments. Ils devront tout d’abord s’engager à nous défendre contre de nouvelles incursions vikings et ensuite, ils seront contraints d’abjurer leurs anciennes croyances païennes pour embrasser la seule vraie foi, celle du Christ.

Geneviève n’était pas là pour juger de la parole du souverain. Elle n’était que la messagère qui, à son humble manière, écrivait l’Histoire. Toutefois, en recueillant les propos du roi Charles, elle ne put s’empêcher de frémir en se disant que Hròlfr ne les apprécierait pas.