Livre Quatorzième

LE DOIGT NOUÉ courait sur le serpent gravé sur la stèle de pierre. Il lui arrivait de ralentir, mais c’était pour mieux accélérer ensuite. Parfois, il revenait en arrière pour insister sur les mots ou des signes.

— Tu vois, Skirnir ? fit le vieil homme avec satisfaction. Nos ancêtres ont eu la sagesse de graver pour l’éternité certaines des lois de notre peuple. Et plus précisément sur ces pierres sacrées qui jaillissent du ventre de la terre.

Le grand serpent se déroulait sur toute la surface de la stèle et son corps reptilien était recouvert d’une longue suite de runes. Le vieux Sverre ne se lassait jamais de contempler cette trace du savoir et de la sagesse de ses ancêtres. Il avait beau connaître par coeur chacun des signes inscrits sur la stèle, il n’omettait pas pour autant de les lire et de les déchiffrer comme s’il venait de les découvrir. Conformément aux antiques croyances, Sverre savait que l’on régénérait la force magique de l’écriture en lui rendant vie par la lecture. Les runes étaient plus fortes que toutes les haches, plus destructrices que le plus grand brasier et plus tranchantes que la plus fine des lames pour celui qui en possédait le secret. Au fil des années, les hommes du Nord avaient peu à peu perdu les clés de leur signification, mais tant qu’il serait là, ce savoir ne serait pas perdu.

— Que signifient-elles, ces runes ? questionna Skirnir non sans impatience. S’agit-il de la fameuse loi dont tu m’as parlé ?

— Hihihi, rit Sverre de sa petite voix éraillée. Ce que j’aime chez toi, Skirnir le Roux, c’est que tu n’as rien perdu des travers que l’on reproche à notre peuple. Tu es entêté comme une bourrique, violent comme un chien enragé et plus impatient qu’un étalon en rut ! Ce sont des hommes comme toi qui rendront aux nôtres la conscience de ce qu’ils sont. Même les dieux devront t’être reconnaissants de ce que tu vas accomplir pour eux. Mais bon, je m’égare.

Sverre se rapprocha à nouveau du serpent gravé dans la pierre. Il plissa légèrement les yeux puis, de plus en plus, jusqu’à les fermer complètement. Puis il commença à murmurer...

— Pour restaurer l’ordre des choses, tu consentiras au sacrifice suprême. Le Chef sera porté devant l’autel de Thor et il y versera son sang. De cette manière, l’ordre sera enfin rétabli sur la terre et dans les enfers.

Skirnir avait écouté les paroles de Sverre avec attention. Il réfléchit un court instant, mais cela n’était pas nécessaire. Il avait bien compris le sens de cette loi venue du fond des âges et du coeur des forêts norroises.

— Le sacrifice suprême ? demanda-t-il. Il s’agit donc de celui du Chef. Il sera justement châtié pour sa traîtrise en offrant son sang au dieu au Marteau, à Thor l’invincible.

— C’est bien ce que je disais, ajouta Sverre avec malice. Tu es un vrai Viking. Certes entêté, brutal et impatient, mais tu sais prendre le temps de tendre l’oreille quand ce sont tes ancêtres qui te parlent. Cette loi est celle qui nous permet d’inverser une situation terrible pour notre peuple. Elle nous offre la clé de l’ordre face au chaos.

Le géant roux se caressa la barbe d’un air songeur.

Sa résolution était prise.

— Je sais à quoi tu penses, Skirnir, conclut le vieux sage. Mais sois prudent. Il n’est dit nulle part dans cette loi que les dieux te protégeront. Personne ne connaît la raison de leurs actes et ils n’ont de comptes à rendre à personne.

— N’aie crainte, répondit-il en quittant la petite chaumière de torchis de Sverre le Sage, tu ne seras point inquiété. Tu as fait ton travail de légiste et nul ne sera jamais au courant de notre rencontre. Le serpent de pierre sera l’instrument éclatant de ma vengeance et du triomphe de nos dieux

Skirnir prit congé du vieil homme qui le rappela.

— Skirnir, attends !

— Oui ? répondit-il.

— Désires-tu jeter un oeil sur le livre ? J’ai presque achevé la tâche que tu m’as confiée.

Skirnir referma la porte et parut étonné de ce qu’il venait d’entendre.

— Presque fini ? s’exclama-t-il d’un ton joyeux. Mais comment serait-ce possible ? Il s’agit pourtant là d’une bien longue et ardue entreprise.

— C’est qu’à mon âge, on dort peu, répondit Sverre avec une fausse modestie.

Il se dirigea vers un pupitre de bois sur lequel était posé un grimoire relié de cuir. Il le souleva avec peine et le montra à son visiteur.

— Voici un livre unique en son genre, dit-il avec fierté. Bientôt tu posséderas le seul évangile de cette terre rédigé en runes...

— Formidable ! dit Skirnir en tournant avec précaution chacune des pages de l’évangéliaire. De cette manière, tous les évangélistes qui ont colporté les mensonges du fils du charpentier seront enfin en notre pouvoir. La magie des runes anéantira à jamais le message des Évangiles...

— Pas si vite, Viking ! s’écria le vieil homme d’une voix toujours éraillée. Notre affaire n’est pas si simple.

Certes, nous pouvons compter sur la force magique des runes, mais il nous faut prendre garde de manier la magie avec précaution et intelligence. Sans quoi, elle pourrait se retourner contre nous. N’oublie pas que le pouvoir des runes est infini. Il nous permet de dévoiler les secrets enfouis, de contrôler leur puissance et même de les détruire. Mais nous devons avancer avec prudence.

Skirnir écoutait le légiste, mais il ne pouvait s’empêcher de poursuivre la lecture de ces pages recouvertes d’écritures vikings. Il se surprit à admirer ces phrases honnies à partir du moment où elles étaient rédigées à la manière d’un long serpent de pierre qui courait de page en page en racontant l’histoire d’un dieu à moitié nu cloué sur une croix qui avait eu la faiblesse de croire qu’il serait de taille à combattre les maîtres de Midgard et d’Asgard.

— Prends ton temps, Sverre, lui dit-il en refermant doucement le livre. Ton travail est important. Nous allons enfin pouvoir combattre leurs idoles et honorer nos dieux comme ils le méritent. Je suis fier de toi.

Sverre émit encore un petit rire aigu pendant qu’il refermait la porte derrière le géant roux. Il regarda avec fierté l’évangéliaire posé sur le pupitre et se dit que si ses yeux lui permettaient, il poursuivrait encore aujourd’hui son travail d’écriture.