Chapitre 8

RÉUSSIR À RETROUVER LE BEDEAU n’avait pas été une mince affaire pour Pierre Le Bihan qui était encore trop novice pour connaître toutes les techniques habituellement utilisées en pareil cas. Depuis leur rencontre nocturne, Maurice Charmet semblait s’être transformé en courant d’air. À trois reprises, Le Bihan s’était rendu à la cathédrale et par trois fois, il s’était entendu répondre que le bedeau avait dû s’absenter pour raisons familiales. Il avait fini par se poster à la terrasse du café de la Cathédrale et s’armer de patience en faisant semblant de lire un livre d’archéologie narrant les exploits de Schliemann, l’homme qui avait découvert Troie ; voilà bien un des seuls Allemands qui, en ces temps troublés, trouvait grâce à ses yeux.

Sa patience finit toutefois par être récompensée, lorsqu’il vit la modeste silhouette du bedeau sortir du vaste édifice. L’homme marchait rapidement en longeant les murs, comme s’il cherchait à n’être plus qu’une ombre parmi les autres en cette fin d’après-midi. L’archéologue finit de boire son verre, régla le garçon et quitta la terrasse. Il suivit quelques instants Charmet à distance respectable, mais il s’aperçut rapidement que celui-ci pressait le pas. Le Bihan accéléra à son tour et un court moment d’inattention suffit à ce que l’objet de sa filature échappe à sa vue. L’historien pesta : pourquoi avait-il jeté un coup d’oeil furtif au portail des libraires qu’il connaissait pourtant par coeur ? Et comment allait-il remettre la main sur l’homme qu’il recherchait ?

— Que me veux-tu encore, Le Bihan ?

Le petit homme qui se tenait devant lui ressemblait davantage à un instituteur réprimandant un élève dissipé qu’à un serviteur de Dieu prêt à profiter d’une soirée de repos méritée après une longue journée de labeur.

— Je... je ne vous épiais pas, bredouilla le jeune homme en songeant qu’il avait encore de nombreuses leçons à suivre s’il voulait un jour réussir à prendre en filature quelqu’un sans être vu. Je voulais seulement vous demander si vous savez ce que contient le sarcophage de Rollon. C’est très important pour mes recherches... Et puis, comment vous dire... en déplaçant légèrement le couvercle, j’ai eu l’impression d’avoir vu un objet brillant dedans.

Le bedeau ne lui répondit pas. Il le saisit par la manche et l’entraîna dans un couloir qui menait à la cour d’une petite maison à colombages. S’il avait été mieux entretenu, l’endroit n’aurait pas manqué de charme, mais pour l’heure, il servait surtout de débarras et de dépotoir pour les habitants de la maison à front de rue.

— L’avantage d’avoir quelques paroissiennes totalement sourdes, c’est que l’on est sûr de ne pas être entendu, plaisanta Charmet.

Il s’assit sur une marche qui menait à la remise arrière où étaient entreposés des cageots de bois et invita Le Bihan à faire de même.

— Pour être tout à fait honnête, commença-t-il avec une moue de contrariété, je ne comprends pas ce qui se passe autour de cette statue ces derniers jours. Il y a d’abord eu ta visite nocturne et puis surtout, le lendemain, celle de ces officiers SS qui nous a beaucoup choqués.

— Des SS ? s’exclama Le Bihan. Mais de qui parlez-vous ?

— Tu comprendras, jeune homme, poursuivit le bedeau, que nous n’avons pas fait beaucoup de publicité autour de cette affaire. Ce que je sais, c’est ce que l’archevêque a bien voulu m’en dire. Ils sont arrivés et l’ont séquestré dans son bureau du palais archiépiscopal, le temps d’aller faire des observations dans la cathédrale.

— Des observations ? Mais lesquelles ?

Maurice Charmet paraissait gêné de devoir donner de plus amples détails. Probablement se demandait-il jusqu’où il pouvait dévoiler ce qu’il savait.

— Nous avons constaté qu’ils étaient, eux aussi, intéressés par le tombeau de Rollon... D’où notre étonnement, quelques heures à peine après ta visite !

— De grâce, implora le jeune homme, dites-moi ce qu’abrite le sarcophage, Monsieur Charmet.

La conversation prenait un tour qui ne plaisait pas au bedeau. Il aurait voulu trouver une pirouette pour s’en sortir, mais il comprit que la résolution de son interlocuteur ne lui permettrait pas de s’en sortir aussi facilement. Et probablement avait-il envie de se soulager des secrets qu’il avait sur le coeur.

— Toute cette histoire n’est peut-être qu’une légende, murmura-t-il, mais on raconte depuis longtemps que le sarcophage est vide, que le corps de Rollon ne s’y trouve plus. En soi, cela n’est peut-être pas très grave, mais tu comprends, cela ferait mauvais genre pour la réputation de la cathédrale et même pour toute la ville de Rouen si l’on venait à apprendre que le tombeau du premier duc de Normandie était vide.

— Que le corps ne s’y trouve plus ou alors qu’il ne s’y est jamais trouvé, réfléchit Le Bihan à haute voix. Et l’objet brillant, alors ?

— Je n’en sais rien, répondit le bedeau. Nous n’avons jamais vérifié ce que renfermait le sarcophage et nous avons repoussé le gisant aussitôt après ton départ. Il est des secrets qu’il vaut mieux ne pas réveiller si l’on veut conserver la paix des âmes.

Le Bihan réfléchit un instant et dit au petit homme sans le regarder, un peu comme s’il se parlait à lui-même.

— J’ai lu par hasard un ancien volume de récit de voyage d’un Suédois en Normandie. Il y faisait notamment référence à Rollon et à la légende selon laquelle il aurait quitté la Normandie sentant la mort approcher pour renier le dieu chrétien qu’il avait adoré... Depuis que j’ai lu ce passage, ces mots me trottent en tête au point de ne plus penser qu’à cela. En tout cas, suffisamment pour profaner sa tombe dans votre cathédrale.

Le bedeau se releva et lui mit la main sur son épaule. Une grande bonté illuminait son visage. Avec douceur, il lui dit :

— Un péché de jeune archéologue emporté par sa fougue est facilement pardonnable par l’Église. Mais à partir du moment où la SS s’en mêle, le jeu devient beaucoup plus dangereux. Prends garde, Le Bihan, tu n’es pas un héros. Il y en aura probablement bien assez d’ici à la fin de cette guerre pour remplir les pages des livres d’histoire et les cimetières de nos villages.