Livre Dix-Huitième

L’ARCHEVÊQUE FAISAIT PARTIE des rares privilégiés qui étaient toujours assurés d’être reçus par Rollon. Depuis son établissement en Normandie, le duc avait veillé à entretenir d’excellentes relations avec l’Église qui constituait un de ses plus solides appuis. Malgré cette bonne volonté, l’évêque aurait été incapable de dire si la conversion de son ouaille la plus prestigieuse était complètement sincère. L’ecclésiastique faisait partie de ces hommes qui pensaient, non sans raison, que les coeurs pouvaient difficilement renier ce en quoi ils avaient cru avec autant d’ardeur. Comme l’affirmait le proverbe, il était plus facile de changer de tunique que de Foi et l’évêque estimait qu’il lui fallait surtout accompagner le long cheminement spirituel qui finirait, à n’en point douter, par mener le duc sur le sentier de la lumière de Dieu.

Malgré ses doutes et sa prudence naturelle, l’évêque reconnaissait que le chef des Normands agissait dans le plus grand respect de Jésus-Christ et de son Église. Rollon ne s’attendait donc pas à une pareille entrée en matière.

— Bonjour, Seigneur Évêque, dit le duc en l’accueillant dans la salle d’armes. Que me vaut le plaisir de vous rencontrer de si tôt matin en mon castel ?

— Il n’est guère question de plaisir dans cette affaire, répliqua sèchement l’homme d’Église. Monseigneur, sachez que ma patience est à bout. Si vous ne mettez point bon ordre au sein de vos rangs, je serai contraint de requérir l’aide des troupes du roi de France. Aujourd’hui, je ne puis plus permettre de pareils excès...

— Mais calmez-vous ! répondit Rollon avec grand étonnement. De quoi voulez-vous donc parler ? Je ne suis point au courant des excès dont vous me parlez. Précisez vos griefs.

L’évêque faisait les cent pas dans la grande salle au plafond soutenu de larges poutres de bois décorées d’entrelacs. Une fois de plus, il se demandait si le duc disait la vérité ou s’il cherchait à endormir sa méfiance par d’innocentes paroles.

— Monseigneur, répondit l’évêque en tentant de reprendre son calme. Comprenez mon indignation. Hier dans la soirée, deux hommes se sont introduits dans l’église Saint-Jacques du hameau de Méan. Ils se sont emparés du pauvre tronc à offrande de la maison de Dieu après avoir occis le curé. Puis, ils se sont enfuis, non sans avoir bouté le feu à l’édifice. Toute la population du village a assisté, impuissante, à la destruction de sa chère église. Ces braves gens sont arrivés trop tard, mais à temps pour voir les deux assassins quitter au galop le lieu de leur forfait.

— Et alors ? demanda le duc non sans appréhension. Qui étaient-ils ?

— Il s’agissait de deux Vikings, Monseigneur... dit l’évêque en soutenant le regard du duc. Apparemment un grand homme roux et un autre guerrier blond, plus petit. La description manque de précision, mais les hommes étaient déjà loin quand les villageois les ont vus.

Rollon comprenait mieux, à présent la raison de la mauvaise humeur de l’ecclésiastique. À vrai dire, il n’était pas réellement étonné par ce qu’il venait d’apprendre. Depuis la signature du traité de Saint-Clair-sur-Epte, ce n’était pas les exactions qui avaient manqué. Ne dit-on pas qu’il y a toujours quelques mauvais poissons dans une belle nasse ? Sans hésitation ni faiblesse, il avait puni avec sévérité tous ceux qui avaient été pris la main dans le sac. Mais il ne pouvait pas soupçonner tous ses frères sans prendre le risque de voir contesté jusqu’à son propre pouvoir. Le duc n’était certes pas surpris par de tels agissements, mais il conservait l’espoir de voir ses hommes changer avec le temps et accepter leur nouvelle condition. En l’occurrence, il y avait surtout ce mot « roux » qui avait retenu son attention. Se pouvait-il que son propre cousin fût mêlé à un pareil forfait ? Le duc sentit que le sang de la colère commençait à bouillir dans ses veines. Il prit dès lors sa résolution en ayant la ferme intention de s’y tenir : il faudrait que Skirnir s’explique avec franchise et, le cas échéant, qu’il paie.

— Je conçois votre désarroi, dit-il à l’évêque. Sachez que j’agirai avec sévérité et célérité pour rendre justice dans cette affaire. Les coupables seront retrouvés et châtiés de manière exemplaire. Chaque serviteur de Dieu doit se sentir en sécurité sur nos terres et nous ferons reconstruire, sur notre cassette personnelle, une nouvelle église dans le hameau de Méan.

— Soyez béni, répondit l’évêque en signe de gratitude. Par votre geste, vous soulagerez déjà ces pauvres gens qui ont été blessés jusque dans leur chair par le drame qu’ils ont vécu.

L’ecclésiastique se retira et le duc s’empara d’une cruche d’argile qui était posée sur la table centrale. Il la brandit et la jeta violemment à terre en proférant un vieux juron viking qu’il tenait de son père. Par Thor, ce gros porc de Skirnir allait enfin payer le prix de ses traîtrises.