Chapitre 11

DE TOUTE ÉVIDENCE, la conclusion du manuscrit ne correspondait pas à la fin de l’histoire. Qu’était-il advenu de Rollon une fois qu’il avait coiffé la couronne ducale de la Normandie ?

Absorbé par le récit, Storman n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. La discipline de fer qui régentait la vie du Wewelsburg plongeait chaque soir le château dans le plus profond silence. Plus qu’ailleurs, la nuit ressemblait entre ces murs à une parenthèse à l’écart du temps. L’officier tournait les pages du manuscrit avec l’avidité d’un lecteur de romans policiers, pressé d’arriver à la résolution de l’enquête pour connaître le nom du coupable. Où Haraldsen voulait-il en venir ? Quels obscurs secrets de Rollon avait-il réussi à percer ? Et surtout, où se trouvait la fin de cette saga, pour autant qu’elle avait déjà été écrite ?

Un bruit feutré et inhabituel venu du couloir le tira subitement de sa lecture. Storman se leva et prit son revolver. En silence, il se dirigea vers la porte de sa chambre qui, conformément au règlement, n’était pas fermée à clé. Il fixa la poignée comme s’il s’agissait d’un ennemi à tenir en respect. Il se préparait à y poser la main quand celle-ci commença à bouger doucement. Storman serra d’une main la crosse de son revolver et de l’autre, ouvrit la porte d’un geste brusque. Il pointa son arme vers le visage de son visiteur nocturne avant de la rabaisser aussi vite.

— Herr Sievers, s’exclama-t-il, embarrassé. Je... Je ne savais pas...

— Lâchez cela et taisez-vous, répondit son supérieur en le poussant à l’intérieur. Vous tenez absolument à réveiller tout le Wewelsburg ?

Particulièrement contrarié d’avoir été tenu en joue par un de ses hommes, l’officier entra dans la chambre et se dirigea vers la chaise qui faisait face à la petite table où avait coutume de travailler Storman. Il y prit place puis se passa la main sur le visage avec lassitude. Il resta comme cela quelques secondes, sans bouger.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, Herr Secrétaire Général ? interrogea Storman, visiblement de plus en plus mal à l’aise.

— Commencez par vous asseoir, lâcha l’officier. Et puis vous m’écouterez.

Storman s’exécuta, heureux d’avoir enfin reçu un ordre. Il faisait partie de ces hommes qui estimaient, conformément à la loi de la nature, que l’obéissance primait sur tout autre comportement. En bon membre de la SS, il savait que le rôle de l’inférieur était d’obéir à son chef en ne cherchant jamais à comprendre ni à expliquer ses ordres et encore moins à les contester.

— Storman, commença Sievers. Le temps presse... Bientôt tout ce que nous avons construit risque de s’écrouler.

Pendant qu’il parlait, l’officier renversa un presse-papiers orné d’une croix gammée qui décorait la table de Storman. L’objet en cuivre et en marbre n’avait aucune valeur, mais il pesait assez lourd pour provoquer un petit bruit sourd en tombant sur le bois de la table : « ploc ». Storman fut étonné de ce comportement étrange ; il n’était guère habituel de voir un officier de la SS manipuler avec autant de désinvolture un symbole du parti et du Reich, mais il se garda bien de faire le moindre commentaire.

— Voyez-vous, poursuivit-il en redressant la croix gammée sur sa liasse de documents, nous sommes plusieurs à estimer que le Reich court de terribles dangers. Des périls de nature à mettre fin au rêve que nous poursuivons et pour lequel nous avons juré honneur et fidélité. En déclarant la guerre à tous nos voisins et en ouvrant deux fronts, notre Führer a peut-être, comment dirais-je... préjugé de nos forces. Mais je laisse ces considérations stratégiques aux militaires qui sont mieux placés que moi pour les juger. En revanche, l’Allemagne souffre d’autres maux, beaucoup plus sournois et insidieux. Malheureusement, peu nombreux sont ceux qui s’en aperçoivent. Nous traquons sans relâche nos ennemis et je dois reconnaître que notre efficacité va sans cesse croissante dans la mise au pas des races inférieures. Mais nous oublions de combattre le pire ennemi qui se dresse face à nous pour nous écarter de notre destinée.

Sievers s’interrompit net et Storman ressentit la même impression de malaise qui était la sienne lorsqu’il s’était assis dans la pièce, quelques minutes auparavant. C’était plus fort que lui, il devait à tout prix briser le silence qui s’installait entre les deux hommes.

— De quel ennemi voulez-vous parler, Herr Sievers ?

— Nous-mêmes ! répondit d’une voix sourde l’officier. Notre plus implacable ennemi, le seul de nature à nous faire trébucher sur le glorieux sentier où nous nous sommes engagés.

Le secrétaire général de l’Ahnenerbe se leva comme s’il voulait reprendre des forces. Il détailla le portrait d’Hitler encadré d’une stricte baguette de bois brun. Il regardait l’image de son chef suprême et ses yeux ne trahissaient aucun sentiment envers lui. De la peur ? Du respect ? De l’animosité ? De l’admiration ? Il était impossible de le déterminer.

— Les hommes ne sont pas éternels, Storman, continua-t-il. Mais leurs idées, oui. Aujourd’hui, nous devons agir, avec précision et sans attendre. À l’Ahnenerbe, nous sommes bien placés pour savoir que la raison n’apporte pas toutes les explications. Cela fait trop longtemps que notre cher Occident souffre d’avoir été pris en tenailles par le discours rationnel de quelques philosophes français dégénérés et le mysticisme masochiste des tenants de la religion sémite. Nous savons que les racines de notre peuple sont ailleurs, très profondément enfouies dans cette terre qui nous a vus naître. Nous devons creuser, toujours plus loin jusqu’à les redécouvrir afin de pouvoir mieux les servir.

Pour la première fois depuis qu’il était entré dans la pièce, Wolfram Sievers regarda Storman. Il s’aperçut que sous sa carapace de SS conditionné à obéir, l’homme était désemparé. Il ne comprenait pas ce que son supérieur attendait de lui. Il était temps de lui expliquer.

— Nous les SS, nous savons comment gagner cette guerre et faire triompher le Reich pour mille ans, murmura l’officier. Ce n’est pas en inventant de nouvelles fusées ni en expérimentant d’audacieuses stratégies dans les cabinets du ministère de la Guerre. Nous savons que nos ancêtres possédaient d’autres moyens, beaucoup plus radicaux, pour vaincre leurs ennemis. Aujourd’hui, c’est à nous de retrouver l’Anticroix afin d’exterminer ceux qui nous combattent. Toutefois, à Berlin, dans les plus hautes sphères du pouvoir, il y a des hommes qui ne pensent pas comme nous. Même si nous portons les mêmes uniformes, si nous parlons la même langue et si nous saluons de la même façon, ce sont pourtant nos ennemis. Vous comprenez Storman ? Grâce aux dieux, il y a d’autres hommes – et même de plus en plus – qui possèdent notre foi et qui sont résolus à l’imposer. Pour le bien de notre patrie. Nous devons travailler ensemble et puiser dans les secrets du passé notre force de demain. Vous êtes d’accord, Storman ?

— Euh... oui, Herr Sievers, répondit-il de plus en plus troublé. Mais qu’attendez-vous de moi, précisément ?

L’officier vint lui poser la main sur l’épaule. À ce moment précis, un sourire éclaira son visage.

— Ce que j’attends de vous ? Trouver l’arme absolue... celle que certaines sources nomment comme l’Anticroix. Vous êtes sur la piste des Vikings et j’ai confiance en vos capacités qui sont considérables, je le sais. Si les SS découvrent le secret de l’invincibilité des Vikings, plus rien ne pourra nous arrêter. Révélez-nous l’Arme de Dieu et découvrez le véritable rôle de Rollon dans la saga des fils de Thulé. Mais vous devez aller très vite, Storman, et ne laisser aucun répit à ceux qui veulent vous mettre des bâtons dans les roues. Je vous donne pleins pouvoirs, n’ayez aucun scrupule, seul le résultat compte. Nous n’avons plus beaucoup de temps. Le Reich est aux abois et nous ne laisserons pas nos adversaires sonner l’hallali. C’est quand il est blessé que le cerf se révèle le plus dangereux. Nous sommes des hommes des forêts, Storman, ne l’oubliez pas ! De nos ancêtres, nous avons conservé l’art de combattre au coeur des futaies de chênes millénaires. Nous n’avons que faire des déserts et de la mort. Nous incarnons la vie, mais pour faire triompher la vie, nous allons d’abord donner la mort.

Storman se sentit obligé de réagir à cette dernière phrase en saluant son supérieur bras tendu et en lançant un trop sonore « Heil Hitler » pour cette heure avancée de la nuit.

— « Heil Hitler », sourit Sievers, si vous voulez... J’attends des résultats de votre part, sans la moindre faiblesse, ne l’oubliez pas. À ce propos, j’ai été contraint de faire enfermer Haraldsen dans un cachot. Ce n’est pas un homme sûr. Conservez son manuscrit et disposez de lui comme bon vous semble, pour l’interroger par exemple.

— Mais, balbutia Storman, il est venu ici en ami...

— J’ai dit aucun sentimentalisme, Storman... J’ai confiance en vous, ne me décevez pas. Nous sommes plusieurs SS déterminés et profondément engagés dans ce nouveau combat. Nous sommes résolus et nous n’aurons aucune pitié pour ceux qui ne se révéleront pas à la hauteur de la mission que nous leur avons confiée. Bonne nuit !

Sievers quitta la chambre de Storman sans lui jeter le moindre regard. Le jeune homme regarda le presse-papiers dérisoire sur la liasse de documents. Pour la première fois, il se dit que cette croix gammée était peut-être moins solide qu’elle ne paraissait. Puis il regarda le manuscrit d’Haraldsen. Une atroce sensation de vertige s’empara de lui : serait-il à la hauteur de sa mission ?