Chapitre 38

RIEN NE SÉTAIT PASSÉ comme prévu. En ce beau mois de juin 1944, la guerre prenait un virage décisif. Les troupes alliées débarquaient le matin du 6 juin sur les plages de Normandie. Mais rien n’était encore joué. Ce n’était que le premier coup de boutoir qui allait finir par mettre le Reich à genoux quelques mois plus tard. Storman, Prinz, leurs hommes et Le Bihan avaient déjà quitté la Normandie et traversé la Belgique. La nervosité était palpable dans la troupe, comme s’il fallait à tout prix parvenir au but sans se faire rattraper par l’ennemi. Le conflit atteignit son paroxysme quand Prinz reçut des ordres de l’Ahnenerbe. Sievers avait été catégorique au téléphone. Il fallait rentrer et le plus vite possible. Face à la situation, l’ordre des priorités avait changé. Le chef s’était montré très clair. Même s’ils arrivaient par miracle à remplir leur mission, ils ne pourraient, faute de temps, faire usage de leur découverte pour infléchir le cours des événements. Pire, Himmler lui-même ne croyait plus au miracle. Prinz s’était tout de suite rangé aux ordres de la hiérarchie. En revanche, Storman était demeuré muet, comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête. Pour lui, il semblait impossible de renoncer si près du but. Le secret était à portée de main et sa révélation avait de quoi bouleverser le cours du conflit.

Le soir où Prinz avait reçu l’appel de Sievers, toute la troupe se trouvait à Usquert, un petit village du nord des Pays-Bas, non loin de Groningue. Prinz était monté se coucher assez agacé, laissant Storman à ses questions et ses éternelles hésitations. Il s’était borné à lui dire qu’il s’agissait d’ordres et qu’un bon membre de la SS ne contestait jamais les injonctions de ses supérieurs, même s’il ressentait des frustrations. Il lui avait conseillé de dormir, car les jours à venir promettaient d’être rudes. Toutefois, il avait ajouté qu’il ne doutait pas de la victoire, car leur cause était juste. À ce moment, ils reprendraient leurs recherches dans de meilleures conditions.

Tandis que Storman méditait ces paroles, il se dirigea vers la chambre de Le Bihan. Comme de coutume, le Français était gardé par deux SS, l’un devant la porte et l’autre dans la pièce. L’historien était fermement attaché au lit et tentait de trouver le sommeil. Il vit Storman entrer et s’étonna d’une pareille visite. Depuis le début de leur périple et les adieux déchirants avec Joséphine, le jeune homme s’était bien gardé d’adresser la parole à son geôlier. Tout juste se contentait-il de répondre aux questions liées à l’intendance, la nourriture ou l’hygiène. Mais ce soir-là, il avait bien senti l’étendue de son désarroi.

— Alors, commença le Français sur le ton le plus neutre dont il pouvait faire preuve, vous aussi, vous allez renoncer ?

Storman le regarda fixement. Il n’était pas étonné par la question. Et c’était précisément pour avoir ce type de discussion qu’il avait poussé la porte de son rival.

— Je voulais vous dire que vous avez fait du beau travail, Le Bihan, répondit l’Allemand en faisant preuve d’une modestie inédite. J’ai été aveugle, j’aurais dû commencer par songer à la tapisserie, moi aussi. Avec l’évangéliaire des runes, tout devenait limpide. La route d’Uvdal et de Rollon s’ouvrait.

— Le manuscrit d’Haraldsen n’était donc pas complet ?

Storman réfléchit un instant, comme s’il voulait peser chacune des paroles qu’il allait prononcer.

— Mes confrères manquent parfois de patience, dit-il à voix basse. Haraldsen avait encore beaucoup de choses à nous apprendre ; il aurait fallu le traiter autrement. Grâce à lui, j’ai fait un bout de chemin depuis l’examen du prétendu tombeau de Rollon, mais cela n’était pas suffisant. D’autant plus qu’il n’avait pas fini son ouvrage. Il manquait une pièce maîtresse pour achever le puzzle. Et cette pièce, vous nous l’avez apportée. Je vous l’ai déjà dit, vous êtes un homme brillant, Monsieur Le Bihan.

— Je ne suis pas sûr qu’un compliment venant de vous puisse me toucher.

Le jeune homme détourna le regard. Il pensait à Joséphine dont il n’avait plus aucune nouvelle. Et il parlait précisément à l’homme qui l’avait mise en danger en la transformant en vulgaire monnaie d’échange.

— Réfléchissez, Le Bihan, poursuivit Storman. Si nous nous étions rencontrés en d’autres circonstances, nous serions probablement devenus d’excellents collègues. Peut-être même des amis, qui sait ?

— Je suis un historien, coupa Le Bihan, pas un propagandiste. Il existe une grande différence entre vous et moi. Vous cherchez des éléments dans l’Histoire pour étayer vos thèses effrayantes. Avant même de trouver, vous savez déjà ce que vous voulez prouver. Moi je me contente d’étudier les sources et de tirer des conclusions objectives de mes recherches.

— Selon vous, poursuivit Storman qui ne chercha pas à polémiquer, pourquoi Odon a-t-il voulu laisser ce message ? Que cherchait-il ?

— Odon était en conflit avec Guillaume, répondit Le Bihan, qui avait beaucoup réfléchi à la question. Probablement ce conflit couvait-il bien avant qu’il ne soit emprisonné, dès la réalisation de la broderie. Je ne sais pas comment, mais Odon était au courant du sort que l’on avait fait subir au corps de Rollon ainsi qu’à son Arme de Dieu. Peut-être espérait-il que quelqu’un s’en serve un jour pour le venger.

— Son Arme de Dieu, l’Anticroix... murmura Storman qui avait écouté le Français avec attention.

Le SS était convaincu de la justesse de ses convictions comme il avait foi en la légitimité de ses valeurs. Quoi qu’en pensaient les ennemis du Reich, il n’y avait pas de volonté de propagande dans les recherches scientifiques et historiques de l’Ahnenerbe. Un jour viendrait où tous les aveugles sauraient reconnaître la pertinence des idéaux nationaux-socialistes. Et il serait l’un des artisans essentiels de cette reconnaissance. Mais plutôt que de se lancer dans une vaine discussion en tentant de le convaincre, il regarda Le Bihan de façon étrange. L’historien crut y percevoir une trace de peur.

— Le Bihan, lui dit-il d’une voix cassée. Nous allons partir. Immédiatement.

— Partir ? ! s’exclama le Français.

— Faites silence, lui demanda Storman. Vous avez bien entendu, je vous demande de partir avec nous.

— Mais où ? Et avec qui ? questionna le Français, médusé. Je croyais que votre collège Prinz avait reçu des ordres précis.

— J’ai moi aussi reçu des ordres, répondit Storman en élevant un peu la voix. Et à mes yeux, ils n’ont pas changé parce quelques Yankees ont débarqué sur une plage de Normandie. Prinz dort paisiblement. Nous partons maintenant avec mes hommes. La route de la Norvège est encore longue.

Le Bihan n’en croyait pas ses oreilles. Le SS irréprochable, entièrement soumis à sa hiérarchie, était sur le point de désobéir. Il s’enhardit et lui demanda :

— Mais vous risquez gros en jouant ce jeu-là, vous en avez conscience ?

— L’enjeu est à la mesure du risque, répondit l’Allemand sans ciller. Et vous le savez aussi bien que moi.

Storman se redressa prestement. Il inclina brièvement la tête et ses hommes comprirent qu’il était temps de lever le camp. Le Bihan savait qu’il ne servait à rien de contester l’ordre et même s’il ne voulait pas se l’avouer, sa curiosité prenait le dessus. Pour se rassurer, il se dit qu’il était de toute façon trop près du but pour renoncer.